La Guerre et la Paix - Tome III
qu’il soit, parmi les volontés exprimées sans arrêt par divers personnages, on trouve des causes qui, étant donné leur sens et le moment, peuvent être rapportées comme des ordres à l’événement.
Arrivés à cette conclusion, nous pouvons répondre nettement et avec assurance aux deux problèmes essentiels de l’histoire.
1° Qu’est-ce que le pouvoir ?
2° Quelle est la force qui met les peuples en mouvement ?
1° Le pouvoir découle des rapports d’un personnage déterminé avec d’autres personnages, et ces rapports sont tels que, moins ce personnage prend part à l’action commune, plus il exprime d’opinions, d’hypothèses, de justifications, au sujet de cette action en cours.
2° Le mouvement des masses n’est produit ni par le pouvoir ni par l’activité intellectuelle, ni par l’union de l’un et de l’autre, comme le pensent les historiens, mais par l’activité de tous ceux qui prennent part aux événements, et qui se groupent de telle façon que ceux qui agissent le plus directement sont les moins responsables, et réciproquement.
Au point de vue moral, le pouvoir semble la cause de l’événement ; au point de vue physique, ce sont ceux qui obéissent au pouvoir qui semblent en être la cause. Mais comme toute activité morale est impossible sans activité physique, les causes d’un événement ne se trouvent ni dans l’une ni dans l’autre ; elles se trouvent seulement dans la réunion des deux.
Ou bien, en d’autres termes : le concept de cause ne s’applique pas au phénomène que nous examinons.
Nous en arrivons en dernière analyse au cercle éternel, à cette extrême limite qu’atteint l’esprit humain dans le domaine de la pensée s’il ne joue pas avec son sujet. L’électricité est génératrice de chaleur, la chaleur produit l’électricité. Les atomes s’attirent, les atomes se repoussent.
En parlant des réactions mutuelles de l’électricité et de la chaleur, nous ne pouvons dire d’où elles proviennent ; nous disons donc que cela se produit de telle façon parce que cela nous semblerait inconcevable autrement, parce que cela doit être ainsi, parce que c’est une loi. Il en va de même pour les problèmes historiques. Nous ignorons pourquoi il y a eu telle guerre ou telle révolution ; nous savons seulement que, pour accomplir telle ou telle action, des hommes s’unissent en une collectivité à laquelle chacun participe ; et nous disons que c’est ainsi, que cela n’est pas concevable autrement, que c’est la loi.
VIII
Si l’histoire avait seulement affaire à des phénomènes extérieurs, il suffirait de poser cette loi dans sa simplicité et son évidence, et notre dissertation serait terminée. Mais la loi de l’histoire se rapporte à l’être humain. Une particule de matière ne peut pas nous dire qu’elle ne sent nullement un besoin d’attraction ou de répulsion ; elle ne peut pas nous dire non plus que cette loi est fausse. L’homme au contraire, qui est l’objet de l’histoire, affirme carrément : je suis libre et non soumis aux lois.
Cette présence inexprimée du problème de la liberté humaine se retrouve à chaque pas de l’histoire.
Tous les historiens sérieux en sont arrivés involontairement à cette question. Toutes les contradictions, les incertitudes de l’histoire, et la fausse voie où s’engage cette science proviennent uniquement de la non-solution de ce problème.
Si la volonté de chaque individu était libre, c’est-à-dire si chacun pouvait agir à son gré, l’histoire ne serait qu’une suite incohérente de hasards.
Si même un seul homme parmi les millions d’hommes qui ont vécu durant un millénaire a eu la possibilité d’agir librement, c’est-à-dire à sa fantaisie, il est évident qu’une unique action libre de cet homme, contraire aux lois, anéantit la possibilité de l’existence de lois quelconques pour l’humanité tout entière.
Et s’il y a une seule loi régissant les actions humaines, il ne peut y avoir de volonté libre, car la volonté de chacun doit être subordonnée à la loi.
Cette contradiction pose le problème du libre arbitre qui, depuis l’antiquité, occupe les cerveaux d’élite sans avoir jamais rien perdu de son immense importance.
Ce problème se pose ainsi : en regardant l’homme comme un sujet d’observation, de quelque point de vue que ce soit : théologique, historique, éthique, philosophique, l’on retrouve toujours
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