La Guerre et la Paix - Tome III
les peuples se sont égorgés après la Réforme et pourquoi, au temps de la Révolution française, les hommes se sont condamnés à mort les uns les autres.
Et si l’on joint ensemble les deux sortes d’histoires, comme le font les historiens modernes, l’on n’a encore qu’une histoire de monarques et d’écrivains, et non l’histoire de la vie des peuples.
V
La vie des peuples n’est pas contenue dans celle de quelques personnages, puisqu’on n’a pas trouvé le lien qui unissait ces quelques personnages et ces peuples. La théorie qui veut que ce lien repose sur le transfert de la somme des volontés des masses sur un certain personnage historique n’est qu’une hypothèse que les faits ne confirment pas.
Cette théorie peut sans doute expliquer bien des choses dans le domaine de la science du droit, et sans doute est-elle nécessaire à ses desseins particuliers ; mais si on l’applique à l’histoire, dès qu’il y a révolution, conquête, guerre civile, c’est-à-dire dès que l’histoire commence, cette théorie n’explique plus rien.
Cette théorie semble irréfutable justement parce que l’acte de transfert de la volonté des masses est d’autant moins vérifiable qu’il n’a jamais existé.
Quel que soit l’événement, quel que soit le personnage qui se trouve à la tête de l’événement, cette théorie peut toujours prétendre que le personnage en question a été placé là par la somme des volontés transférées sur lui.
Les réponses que donne cette théorie aux problèmes historiques ressemblent aux réponses d’un homme qui, voyant un troupeau en marche, ne prendrait en considération ni la qualité différente du fourrage dans les divers endroits du pâturage, ni l’activité du berger et qui, pour expliquer telle ou telle direction que prend le troupeau, ne s’occuperait que de l’animal marchant à sa tête.
« Le troupeau va dans telle direction parce que l’animal qui va en tête le conduit, et que la somme des volontés de tous les autres animaux lui est transférée. »Ainsi s’expriment les historiens de la première catégorie, qui admettent le transfert inconditionné de la puissance.
« Si les animaux marchant en tête du troupeau se voient changés, c’est que la somme des volontés de tout le troupeau se porte d’un meneur sur un autre, suivant que ce meneur sait bien ou mal le conduire dans la direction choisie par tout le troupeau. » C’est ainsi que s’expriment les historiens qui prétendent que la somme des volontés des masses passe aux dirigeants selon des conditions inconnues. En pareil cas, il arrive souvent à l’observateur, d’après la direction choisie par lui, de prendre comme guides ceux qui, dès qu’il y a un changement dans la direction suivie par la masse, au lieu d’être en tête, sont sur le côté, et parfois en arrière.
« Si les animaux qui sont en tête du troupeau sont constamment changés, et si la direction que le troupeau suit change aussi, cela provient de ce que, pour atteindre cette direction connue de nous, les animaux remettent leurs volontés à ceux que nous distinguons parmi les autres, donc, pour étudier le mouvement du troupeau, et qui vont de tous les côtés du troupeau. » C’est ainsi que s’expriment les historiens de la troisième catégorie qui regardent tous les personnages historiques, des monarques aux journalistes, comme l’expression de leur temps.
La théorie du transfert de la volonté des masses sur un personnage historique n’est rien de plus qu’une tautologie – une simple façon d’exprimer avec d’autres mots les termes mêmes de la question.
Quelle est la cause des événements historiques ? – Le pouvoir. – Qu’est-ce que le pouvoir ? – La somme des volontés reportée sur un seul personnage. – À quelles conditions se fait ce report ? – À la condition que le personnage choisi exprime la volonté de tous. Autrement dit le pouvoir est le pouvoir. Autrement dit le pouvoir est un mot dont le sens nous échappe.
Si le domaine de la science humaine se limitait à la seule pensée abstraite, l’humanité, après avoir soumis à la critique l’explication du pouvoir donnée par la science, arriverait à la conclusion que le pouvoir n’est qu’un mot et n’existe pas en réalité. Mais pour prendre connaissance des phénomènes, l’homme a un autre instrument que la pensée abstraite, et c’est l’expérience, grâce à laquelle il
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