La Guerre et la Paix - Tome III
que l’on a des causes de l’acte.
X
Ainsi la part que nous attribuons à la liberté et à la nécessité diminue ou grandit d’après la liaison plus ou moins étroite de l’acte avec le monde extérieur, le degré de son éloignement dans le temps, sa dépendance plus ou moins grande des causes, parmi lesquelles nous voyons apparaître un phénomène de la vie humaine.
Si nous envisageons le cas d’un homme dont les relations avec le monde extérieur sont le mieux connues, pour qui l’intervalle entre l’acte et son jugement est le plus long et dont les mobiles nous sont les plus clairs, nous y trouvons la plus grande dose de nécessité et la moins grande dose de liberté. Si nous envisageons au contraire le cas d’un homme dont les actes dépendent le moins des circonstances extérieures, si son acte vient d’être accompli à l’instant même et si les causes de son acte nous sont inaccessibles, nous trouvons dans son cas la moindre dose de nécessité et la plus grande de liberté.
Mais, dans un cas comme dans l’autre, nous aurons beau faire varier notre point de vue, préciser le lien de l’homme avec le monde extérieur ou le considérer comme inaccessible à notre connaissance, allonger ou raccourcir l’intervalle entre l’acte et le jugement, comprendre ou ignorer les causes, jamais nous ne pourrons conclure à une liberté complète, ni à une nécessité complète.
1) Nous aurions beau nous représenter l’individu comme ne subissant aucune influence extérieure, nous n’arriverions pas à comprendre la liberté dans l’espace. Chacun des actes de l’homme est conditionné, et par ce qui l’entoure, et par son corps lui-même. Je lève la main et je la baisse. Mon mouvement me semble libre ; mais lorsque je me demande si je puis lever ma main dans toutes les directions, je m’aperçois que mon geste a été fait dans la direction où les corps m’entourant et mon corps lui-même offraient le moins d’obstacles. De toutes les directions possibles, j’ai choisi celle qui me coûtait le moins d’efforts. Pour que mon mouvement eût été libre, il aurait nécessairement fallu une absence complète d’obstacles. Donc, nous ne pouvons nous représenter un homme libre qu’en dehors de l’espace, chose évidemment impossible.
2) Nous aurons beau rapprocher le jugement sur un acte de l’époque où il a été commis, nous n’arriverons jamais à comprendre la liberté dans le temps. En effet, si je considère un acte accompli il y a une seconde seulement, je ne peux le juger libre, puisqu’il est enchaîné au moment où il a été accompli. Puis-je lever le bras ? Je le lève, mais je me demande si je pouvais ne pas le lever à ce moment déjà passé. Pour m’en assurer, je ne le lève pas dans la seconde qui suit. Mais je ne l’ai pas levé au moment juste où je me suis demandé si j’en avais la liberté. Le temps a passé, je n’avais pas le pouvoir de le retenir, et le bras que je lève maintenant, et l’air dans lequel j’ai fait le mouvement, ne sont déjà plus, ni l’air qui m’entourait à cet instant précis, ni le bras que je garde maintenant immobile. Le moment où a été fait le premier mouvement ne reviendra pas, et à ce moment-là je ne pouvais faire qu’un seul mouvement, et quel qu’il fût, il ne pouvait être qu’unique. Cependant le fait que je n’ai pas levé le bras dans la minute qui suit ne démontre pas qu’alors je pouvais ne pas le lever. Et puisque je ne pouvais faire qu’un mouvement dans ce moment donné, celui-ci ne pouvait être autre. Pour me représenter ce mouvement comme libre, je dois donc me le représenter dans le présent, à la limite du passé et du futur, c’est-à-dire hors du temps, ce qui est impossible.
3) La difficulté d’atteindre la cause a beau grandir, jamais nous n’arriverons à la représentation d’une liberté complète, c’est-à-dire à la non-existence d’une cause. Quelque inaccessible que soit pour nous la cause de l’expression d’une volonté dans un acte quelconque commis par nous ou par autrui, la première exigence de notre esprit est d’en supposer et d’en rechercher la cause sans laquelle on ne peut concevoir aucun phénomène. Je lève la main pour accomplir un acte indépendant de toute cause, mais le seul fait de vouloir un acte sans cause lui en donne une.
Même en supposant un homme absolument libre de toute influence, en considérant un de ses actes au moment même
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