La Guerre et la Paix - Tome III
nécessité et suivant le point de vue où l’on se place. Nous retrouvons toujours la nécessité plus grande quand la liberté est plus réduite, et réciproquement.
La religion, le bon sens, la science du droit, et l’histoire elle-même comprennent ces rapports de la même façon.
Toutes les circonstances sans exception dans lesquelles augmente ou s’amoindrit l’idée que nous nous faisons de la liberté et de la nécessité n’ont que trois fondements.
1° Les rapports de l’homme qui accomplit un acte, avec le monde extérieur.
2° Avec le temps ;
3° Avec les mobiles qui l’ont poussé.
Première base d’examen : les rapports plus ou moins visibles pour nous de l’homme avec le monde extérieur, la compréhension plus ou moins claire de la place exacte qu’occupe chaque homme par rapport à son milieu. C’est par là que nous voyons que l’homme qui se noie est moins libre et plus soumis à la nécessité que l’homme bien planté sur la terre ferme. Nous voyons de même par là que les actes d’un homme qui se trouve mêlé à une foule d’autres hommes en un lieu surpeuplé, et que ceux d’un homme lié par sa famille, par son service, par une entreprise, sont incontestablement moins libres et plus soumis aux lois de la nécessité que ceux d’un homme seul et isolé.
Si nous examinons un homme seul, sans prendre en considération ses rapports avec son entourage, chacun de ses actes nous paraîtra libre. Mais si nous voyons l’un quelconque de ses rapports avec son milieu, si nous voyons les liens qui le rattachent à n’importe quoi : l’homme qui lui parle, le livre qu’il lit, le travail qui l’occupe, l’air même qui l’entoure et la lumière qui tombe sur les objets dont il se sert, nous voyons que chacune de ces conditions a sa répercussion et dirige au moins un des aspects de son activité. Et mieux nous nous rendons compte de ces influences, plus diminue l’idée que nous nous faisons de sa liberté, plus nous le sentons soumis à la nécessité.
Deuxième base d’examen : les rapports passagers, plus ou moins visibles, de l’homme avec le monde ; l’idée plus ou moins claire de la place qu’occupe son activité dans le temps. Par là, la chute du premier homme, dont la conséquence a été la naissance de l’espèce humaine, apparaît de toute évidence comme moins libre que le mariage de l’homme d’aujourd’hui. De même, la vie et l’activité d’hommes des siècles passés, liés à moi dans le temps, ne peuvent m’apparaître aussi libres que la vie de mes contemporains, dont les conséquences me sont encore inconnues.
Ainsi le degré de liberté ou de nécessité qu’on attribue à un acte dépend du plus ou moins grand laps de temps écoulé entre l’accomplissement de l’acte et le jugement qu’on porte sur lui.
Si je considère un acte que je viens d’accomplir il y a un instant dans des conditions à peu près semblables à celles où je suis maintenant, mon acte m’apparaît incontestablement libre. Mais si je juge un acte un mois après l’avoir accompli et quand je me trouve dans d’autres conditions, j’avoue malgré moi que s’il n’avait pas existé, beaucoup de choses utiles, agréables, nécessaires même, qui en sont découlées, n’auraient pas eu lieu. Si je me reporte par le souvenir à un acte encore plus éloigné datant de dix ans et plus, ses conséquences m’apparaîtront encore plus évidentes, et il me sera difficile de me représenter ce qui aurait eu lieu s’il ne s’était pas produit. Plus je me reporterai en arrière dans mon souvenir, ou, ce qui revient au même, en avant par mon jugement, plus mes conclusions sur la liberté d’un de mes actes seront hésitantes.
Nous trouvons dans l’histoire exactement la même progression de notre croyance à la participation de la volonté libre aux affaires humaines. Un événement qui vient de s’accomplir nous apparaît comme l’œuvre incontestable de tels personnages connus ; mais dès que l’événement s’éloigne de nous, ses suites inévitables que nous avons désormais sous les yeux nous empêchent de voir rien de plus. Et plus nous nous reportons en arrière dans l’examen des événements, moins ils nous semblent arbitraires.
La guerre austro-prussienne nous apparaît comme l’indubitable résultat des ruses de Bismarck, etc. Les guerres napoléoniennes, bien qu’avec quelques doutes déjà, nous apparaissent encore comme dues à la
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