La Guerre et la Paix - Tome III
rôle du docteur qui entrave par ses remèdes la marche de la nature, ce rôle qu’il critiquait toujours si vivement chez autrui. La division Friant se perdit comme les autres dans la fumée, tandis que les aides de camp arrivaient de tous côtés, et paraissaient s’être donné le mot pour demander la même chose. Tous disaient que les Russes tenaient ferme dans leurs positions, et faisaient un feu d’enfer, sous lequel fondaient les troupes françaises. M. de Beausset, qui était encore à jeun, s’approcha de Napoléon, assis sur un pliant de campagne, et lui proposa respectueusement de déjeuner.
« Il me semble que je puis maintenait féliciter Votre Majesté d’une victoire ? »
Napoléon secoua la tête négativement. M. de Beausset, pensant que ce geste se rapportait à la victoire présumée, se permit alors de faire observer en plaisantant qu’aucune raison humaine ne devait empêcher de déjeuner, du moment que c’était possible.
« Allez-vous… » dit tout à coup Napoléon, en se détournant.
Un soupir de commisération et de déconvenue passa sur la figure de M. de Beausset, qui alla rejoindre les généraux. Napoléon éprouvait la sensation pénible du joueur qui, toujours heureux, jetant son argent à pleines mains, et ayant prévu toutes les chances, se sent, malgré tout, près d’être battu pour avoir trop savamment combiné ses coups. Les troupes et les généraux étaient les mêmes qu’autrefois ; ses mesures étaient bien prises, sa proclamation courte et énergique ; il était sûr de lui, de son expérience et de son génie, que les années n’avaient fait qu’accroître ; l’ennemi qu’il combattait était le même qu’à Austerlitz et à Friedland ; il comptait tomber sur lui à bras raccourcis… et voilà que ce coup de massue lui échappait comme par magie ! Ses combinaisons passées avaient toujours été couronnées de succès : il avait, comme toujours, concentré ses batteries sur un seul point, lancé ses réserves et sa cavalerie – des hommes de fer – pour enfoncer les lignes, et cependant la victoire ne venait pas ! De tous côtés on lui demandait des renforts, on lui apprenait que des généraux étaient morts ou blessés, que les troupes étaient débandées, et qu’il était impossible de déloger les Russes. Jadis, après deux ou trois dispositions, deux ou trois mots jetés à la hâte, les aides de camp et les maréchaux arrivaient à lui, la figure rayonnante, lui annonçant avec force félicitations que des corps entiers avaient été faits prisonniers, apportant des faisceaux de drapeaux et d’aigles pris à l’ennemi, en traînant des canons à leur suite, et Murat venait lui demander l’autorisation de lancer la cavalerie sur les trains de bagages ! C’était ainsi que cela avait eu lieu à Lodi, à Marengo, à Arcole, à Iéna, à Austerlitz, à Wagram, etc. Aujourd’hui il se passait quelque chose d’étrange ; bien que les ouvrages avancés eussent été emportés d’assaut ; il le sentait d’instinct, et il comprenait que ce sentiment était partagé par son entourage militaire. Tous les visages étaient tristes, on évitait de se regarder, et Napoléon savait, mieux que personne, ce que voulait dire un combat qui se prolongeait huit heures, bien qu’il y eût engagé toutes ses forces, et qui n’avait pas encore abouti à une victoire. Il savait que c’était une bataille compromise ; que le moindre hasard pouvait, dans ce moment de tension extrême, le perdre, lui et son armée. Lorsqu’il repassait en pensée toute cette fantastique campagne de Russie, pendant laquelle, depuis deux mois, aucune bataille n’avait été gagnée, aucun drapeau, aucun canon, aucun corps de troupes n’avait été pris, les figures contristées de son entourage, les doléances sur la résistance opiniâtre des Russes, l’oppressaient comme un cauchemar. Les Russes pouvaient tomber sur son aile gauche d’un moment à l’autre, enfoncer son centre, un boulet perdu pouvait l’atteindre ! Tout cela était possible. Jadis il ne prévoyait que des hasards heureux ; aujourd’hui, au contraire, un nombre incalculable de hasards, tous défavorables, s’offrait à son imagination. En apprenant que les Russes venaient d’attaquer le flanc gauche, Napoléon fut terrifié. Berthier s’approcha de lui, et lui proposa de monter à cheval pour se rendre un compte exact de la situation.
« Quoi ? Que dites-vous ? Ah oui !
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