La Guerre et la Paix - Tome III
à l’expression de son visage et aux bruits qui arrivaient du champ de bataille, que les choses allaient mal. Se levant aussitôt, il le prit à l’écart.
« Mon ami, lui dit-il, va auprès d’Yermolow, et vois un peu ce qu’il y a à faire. »
Koutouzow se trouvait à Gorky, au centre même de notre position ; l’attaque dirigée par Napoléon sur notre flanc gauche avait été vaillamment et à plusieurs reprises repoussée par la cavalerie d’Ouvarow, mais au centre ses troupes n’avaient pas dépassé Borodino. À trois heures, les Français cessèrent l’attaque, et Koutouzow put constater, sur la physionomie de tous ceux qui arrivèrent du champ de bataille comme sur celles de son entourage, une surexcitation portée au dernier degré. Le succès dépassait ses espérances, mais ses forces lui faisaient défaut, sa tête s’inclinait et il sommeillait involontairement. On lui apporta à dîner ; pendant son repas, Woltzogen s’approcha de lui ; c’était celui-là même qui, au dire du prince André, affirmait que la guerre doit avoir l’espace libre devant elle, et qui détestait Bagration. Il venait rendre compte à Koutouzow, de la part de Barclay, de la marche des opérations militaires du flanc gauche. Le sage Barclay, en voyant la foule des fuyards blessés et les dernières lignes enfoncées, en avait conclu que la bataille était perdue, et avait chargé son aide de camp favori d’en prévenir Koutouzow. Celui-ci, mâchant avec peine un morceau de poule rôtie, regardait complaisamment venir Woltzogen ; Woltzogen s’approchait avec nonchalance, souriant du bout des lèvres, la main à la visière de sa casquette avec une affectation cavalière ; il avait l’air de dire, comme militaire savant et distingué, je laisse aux Russes le soin d’encenser ce vieillard inutile que j’apprécie à sa juste valeur. « Ce vieux Monsieur, » c’était le nom que les Allemands donnaient à Koutouzow, « ce vieux Monsieur » se donne ses aises ! pensa Woltzogen en jetant un regard sur son assiette, et il commença son rapport sur la situation du flanc gauche, telle qu’il avait mission de la faire connaître, et telle qu’il l’avait jugée par lui-même.
« Les principaux points de notre position sont au pouvoir de l’ennemi ; nous ne pouvons l’en déloger, faute de troupes ; elles fuient et il est impossible de les arrêter ! »
Koutouzow cessa de manger et le regarda avec surprise ; il semblait ne pas comprendre ce qu’il avait entendu. Woltzogen remarqua son émotion, et ajouta avec un sourire :
« Je ne me crois pas en droit de cacher à Votre Altesse ce que j’ai vu : les troupes sont en pleine déroute !
– Vous l’avez vu, vous l’avez vu ? s’écria Koutouzow en se levant vivement, les sourcils froncés, et faisant de ses mains tremblantes des gestes de menace ; tout près de suffoquer, il s’écria : « Comment osez-vous, monsieur, me dire cela, à moi ? Vous ne savez rien ! Dites à votre général que ses nouvelles sont fausses, que je connais mieux que lui le véritable état des choses. »
Woltzogen fit un mouvement pour l’interrompre, mais Koutouzow poursuivit :
« L’ennemi est repoussé du flanc gauche, et fortement entamé au flanc droit. Ce n’est pas une raison, parce que vous avez mal vu, pour dire ce qui n’est pas. Allez répéter au général Barclay que mon intention est d’attaquer l’ennemi demain ! » Tous se taisaient, et l’on n’entendait que la respiration haletante du vieillard : « Il est repoussé de partout, reprit-il, j’en rends grâces à Dieu et à nos braves troupes ! La victoire est à nous, et demain nous le chasserons du sol sacré de la Russie ! » ajouta-t-il en se signant et en laissant échapper un sanglot.
Woltzogen haussa les épaules, un sourire ironique passa sur ses lèvres, et il s’éloigna sans chercher même à dissimuler la surprise que lui causait l’aveugle entêtement du « vieux Monsieur ». Un général d’un extérieur agréable parut en ce moment sur la colline.
« Ah ! voilà mon héros ! » dit Koutouzow en l’indiquant de la main.
C’était Raïevsky ; il avait passé toute la journée sur le point le plus important du champ de Borodino. Il venait annoncer que les troupes tenaient toujours ferme, et que les Français n’osaient plus attaquer.
« Vous ne pensez donc pas, comme les autres, que nous sommes obligés de nous retirer ? lui demanda
Weitere Kostenlose Bücher