La Guerre et la Paix - Tome III
et replié sur lui-même dans une mare de sang ; le soldat aux joues enluminées avait encore des mouvements convulsifs, mais on ne songeait pas à l’emporter. Pierre s’enfuit en courant : « Ils vont sûrement cesser, se dit-il, car ils doivent avoir horreur de ce qu’ils ont fait ? » Et il suivit machinalement le défilé des brancards qui s’éloignaient du champ de bataille. Le soleil, caché par un rideau de fumée, brillait encore en haut de l’horizon. Là-bas, à gauche, et surtout près de Séménovsky, une massé confuse s’agitait dans le lointain, et le roulement incessant de la fusillade et de la canonnade, loin de diminuer, ne faisait qu’augmenter de violence : c’était comme la suprême expression du désespoir d’un homme qui réunit toutes ses forces pour pousser son dernier cri.
XVI
Les généraux Davout, Ney et Murat avaient plus d’une fois mené au feu des masses énormes de troupes bien disciplinées, mais, au lieu de voir, comme il était toujours arrivé aux batailles précédentes, l’ennemi prendre la fuite, ces masses disciplinées revenaient de là-bas débandées et terrifiées ; ils avaient beau les reformer, le nombre en diminuait à vue d’œil. Vers midi, Murat envoya son aide de camp à Napoléon pour réclamer des renforts. Napoléon était assis au pied du mamelon et buvait du punch. Quand l’aide de camp arriva, assurant qu’ils mettraient les Russes en déroute si Sa Majesté voulait envoyer des renforts :
« Des renforts ? » s’écria Napoléon d’un air sévère et surpris, comme s’il ne comprenait pas le sens de la demande, et regardant le jeune et joli garçon, aux cheveux bouclés, qu’on lui avait envoyé : « Des renforts ? se dit-il à part lui… Que peuvent-ils avoir encore à me demander lorsqu’ils disposent de la moitié de l’armée sur l’aile gauche des Russes, qui n’est même pas fortifiée ? Dites au roi de Naples qu’il n’est pas midi, et que je ne vois pas clair sur mon échiquier ; allez ! {5} »
Le jeune et joli garçon soupira profondément, et, tenant toujours la main à la hauteur de son shako, retourna au feu. Napoléon se leva, et appela Caulaincourt et Berthier pour causer avec eux de choses qui n’avaient aucun rapport avec la bataille. Au milieu de la conversation, l’attention de Berthier fut attirée par la vue d’un général, monté sur un cheval couvert d’écume, qui se dirigeait vers le mamelon avec sa suite : c’était Belliard. Il descendit de cheval et s’approcha avec précipitation de l’Empereur, en lui démontrant, hardiment et à haute voix, la nécessité dos renforts : il jurait sur l’honneur que les Russes étaient perdus si l’Empereur consentait à donner une division. Napoléon haussa les épaules, garda le silence et continua sa promenade, tandis que Belliard exposait avec véhémence son avis aux généraux qui l’entouraient. !
« Vous êtes trop vif, Belliard, dit Napoléon ; on se trompe facilement dans la chaleur du combat. Allez, regardez et re-venez ! »
Belliard venait à peine de disparaître qu’un nouvel envoyé arriva du champ de bataille.
« Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Napoléon du ton d’un homme agacé par des obstacles imprévus.
– Sire, le prince… commença à dire l’aide de camp…
– Demande des renforts, n’est-ce pas ? » s’écria Napoléon avec impatience.
L’aide de camp inclina la tête affirmativement. Napoléon se détourna, fit deux pas en avant, revint et appela Berthier.
« Il faudra leur donner des réserves, qu’en pensez-vous ? Qui enverrons-nous là-bas, à cet oison dont j’ai fait un aigle ?
– Envoyons la division de Claparède, Sire, » répondit Berthier, qui connaissait par leur nom toutes les divisions, les régiments et les bataillons.
L’Empereur approuva d’un signe de tête ; l’aide de camp partit au galop du côté de la division Claparède, et, quelques instants après, la jeune garde, postée derrière le mamelon, se mit en mouvement. Napoléon regardait silencieusement dans cette direction.
« Non, dit-il tout à coup, je ne puis y envoyer Claparède, envoyez-y Friant. »
Bien qu’il n’y eût aucun avantage à employer le second plutôt que le premier, et qu’il en résultât au contraire un grand retard dans l’exécution de cet ordre, il n’en fut pas moins rempli avec ponctualité. Napoléon en ce moment, sans s’en douter, jouait avec ses soldats le
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