Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La Guerre et la Paix - Tome III

La Guerre et la Paix - Tome III

Titel: La Guerre et la Paix - Tome III Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Léon Tolstoï
Vom Netzwerk:
marmite ; ils émiettèrent leur biscuit dans la marmite en y ajoutant de la graisse, et un agréable fumet de graillon, mêlé à la fumée, se répandit autour du brasier. Pierre soupira, mais les soldats n’y firent aucune attention et continuèrent à causer.
    « Qui es-tu, toi ? dit tout à coup l’un d’eux en s’adressant à lui ; il voulait sans doute lui faire entendre qu’ils lui donneraient à manger s’il était digne de leur intérêt.
    – Moi, moi ? répondit Pierre. Je suis un officier de la milice mais mon détachement n’est pas ici, je l’ai perdu sur le champ de bataille.
    – Tiens ! lui dit l’un des soldats, tandis que son compagnon hochait la tête… Eh bien, alors, mange si tu veux ! » ajouta-t-il en tendant à Pierre la cuiller de bois dont il venait de se servir.
    Pierre se rapprocha du feu et se mit à manger : jamais nourriture ne lui avait paru meilleure. Pendant qu’il avalait de grandes cuillerées de ce ragoût, le soldat avait les yeux fixés sur sa figure éclairée par le feu.
    « Où vas-tu, dis donc ? lui demanda-t-il.
    – Je vais à Mojaïsk.
    – Tu es donc un monsieur ?
    – Oui.
    – Comment t’appelle-t-on ?
    – Pierre Kirilovitch.
    – Eh bien, Pierre Kirilovitch, nous te conduirons si tu veux… »
    Et les soldats se mirent en route avec Pierre.
    Les coqs chantaient déjà lorsqu’ils atteignirent Mojaïsk et en gravirent péniblement la raide montée. Pierre, dans sa distraction, avait oublié que son auberge se trouvait au bas de la montagne, et il ne s’en serait plus souvenu s’il n’avait rencontré son domestique qui allait à sa recherche. Reconnaissant son maître à son chapeau blanc qui se détachait sur l’obscurité :
    « Excellence, s’écria-t-il, nous ne savions plus ce que vous étiez devenu. Vous êtes à pied ? Où allez-vous donc ? Venez par ici.
    – Ah oui ! » dit Pierre en s’arrêtant.
    Les soldats firent comme lui.
    « Eh bien, quoi ? demanda l’un d’eux, vous avez donc retrouvé les vôtres ? Eh bien, adieu, Pierre Kirilovitch.
    – Adieu ! reprirent les autres en chœur.
    – Adieu ! leur répondit Pierre en s’éloignant… Ne faudrait-il pas leur donner quelque chose ? » se demanda-t-il en mettant la main à son gousset. « Non, c’est inutile, » lui répondit une voix intérieure. Les chambres de l’auberge étant toutes occupées, Pierre alla coucher dans sa calèche de voyage.

IX
    À peine avait-il posé sa tête sur le coussin, qu’il sentit le sommeil le gagner, et tout à coup, avec une netteté de perception qui touchait presque à la réalité, il crut entendre le grondement du canon, la chute des projectiles, les gémissements des blessés, sentir le sang et la poudre, et il éprouva une sensation de terreur irréfléchie. Il ouvrit les yeux et releva la tête. Tout était calme autour de lui. Seul un domestique militaire causait devant la porte cochère avec le dvornik ; au-dessus de sa tête, dans l’angle des poutres équarries du hangar, des pigeons effarouchés par ses mouvements agitèrent leurs ailes ; à travers une fente on entrevoyait le ciel pur et étoilé, et l’odeur pénétrante du foin, du goudron et du fumier faisait vaguement rêver à la paix et aux rustiques travaux : « Je remercie Dieu que ce soit fini ! Quelle terrible chose que la peur, et quelle honte pour moi de m’y être laissé aller !… Et « Eux », eux qui ont été fermes et calmes jusqu’au dernier moment ! « Eux », c’étaient les soldats, ceux de la batterie, ceux qui lui avaient donné à manger, ceux qui priaient devant l’image ! Pour lui, dans sa pensée, ils se détachaient de tout le reste des hommes : « Être soldat, simple soldat, se disait Pierre, entrer dans cette vie commune, y prendre part de tout son être, se pénétrer de ce qui les pénètre !… Mais comment se débarrasser de ce fardeau diabolique et inutile qui pèse sur mes épaules ? J’aurais pu le faire autrefois, fuir la maison de mon père, et même, après le duel avec Dologhow, j’aurais pu être fait soldat ! » Et dans son imagination il revit le banquet du club, la provocation de Dologhow, son entretien à Torjok avec le Bienfaiteur, et Anatole, et Nevitsky, et Denissow, et tous ceux qui avaient joué un rôle dans sa vie défilèrent confusément devant lui. Lorsqu’il se réveilla, la lueur bleuâtre de l’aube glissait sous l’appentis, et une légère gelée blanche

Weitere Kostenlose Bücher