La Guerre et la Paix - Tome III
les troupes qui marchent à sa rencontre, a traversé Mojaïsk et s’est établie dans une forte position où l’ennemi ne l’attaquera pas de sitôt. On lui a envoyé d’ici quarante-huit canons et des munitions, et Son Altesse affirme qu’elle défendra Moscou jusqu’à la dernière goutte de son sang, et qu’elle est prête même à se battre dans les rues. Ne faites pas attention, mes bons amis, à la fermeture des tribunaux : il fallait les mettre à l’abri. Mais n’importe ! Le scélérat trouvera à qui parler. Quand ce moment arrivera, je demanderai des jeunes braves de la ville et de la campagne. Je pousserai alors un grand cri d’appel, mais en attendant je me tais. La hache sera une bonne chose, l’épieu ne sera pas mal, mais le mieux sera la fourche : le Français n’est pas plus lourd qu’une gerbe de seigle. Demain, après midi, l’image d’Iverskaïa ira visiter les blessés de l’hôpital Catherine. Là nous les aspergerons d’eau bénite, ils en guériront plus tôt. Moi-même je me porte bien : j’avais un œil malade, maintenant j’y vois des deux yeux. »
« Les militaires m’ont assuré, dit Pierre, qu’on ne pouvait pas se battre en ville et que la position…
– Nous en causions justement, fit observer l’un des deux fonctionnaires.
– Que veut donc dire cette phrase à propos de son œil ?
– Le comte a eu un orgelet, répondit un aide de camp, et il s’est tourmenté quand je lui ai dit qu’on venait demander de ses nouvelles… Mais à propos, comte, ajouta l’aide de camp en souriant, on nous a raconté que vous aviez des chagrins domestiques et que la comtesse, votre femme…
– Je n’en sais rien, répondit Pierre avec indifférence : qu’avez-vous entendu dire ?
– Oh ! vous savez, on invente tant de choses, mais je ne répète que ce que j’ai entendu : on assure qu’elle…
– Qu’assure-t-on ?
– On assure que votre femme va à l’étranger.
– C’est possible, répondit Pierre en regardant d’un air distrait autour de lui… Mais qui est-ce donc que je vois là-bas ? ajouta-t-il en indiquant un vieillard de haute taille, dont les sourcils et la longue barbe blanche contrastaient avec la coloration de sa figure.
– Ah ! celui-ci ?… C’est un traiteur nommé Vérestchaguine. Vous connaissez peut-être l’histoire de la proclamation ?
– Tiens, c’est lui, dit Pierre en examinant la physionomie ferme et calme du marchand, qui n’avait rien de celle d’un traître.
– Ce n’est pas lui qui a écrit la proclamation, c’est son fils : il est en prison et je crois qu’il va lui en cuire !… C’est une histoire fort embrouillée. Il y a deux mois à peu près que cette proclamation a paru. Le comte fit faire une enquête : c’est Gabriel Ivanovitch, ici présent, qui en a été chargé ; cette proclamation avait passé de main en main.
« – De qui la tenez-vous ? demandait-il à l’un.
« – D’un tel, » répondait-on ; il courait alors chez la personne indiquée, et de fil en aiguille il remonta jusqu’à Vérestchaguine, un jeune marchand naïf, auquel nous demandâmes de qui il la tenait. Nous le savions très bien, car il ne pouvait l’avoir reçue que du directeur des postes, et il était facile de voir qu’ils s’entendaient.
« Il répond :
« – De personne, c’est moi qui l’ai écrite. »
« On le menace, on le supplie, il ne varie pas dans son dire.
« Le comte le fait appeler :
« – De qui tiens-tu cette proclamation ?
« – C’est moi qui l’ai composée. » Alors vous comprenez la colère du comte, ajouta l’aide de camp ; mais aussi vous conviendrez qu’il y avait de quoi être irrité devant ce mensonge et cette obstination.
– Ah ! je comprends, dit Pierre : le comte voulait qu’on lui dénonçât Klutcharew.
– Pas du tout, pas du tout, répliqua l’aide de camp effrayé : Klutcharew avait d’autres péchés sur la conscience, pour lesquels il a été renvoyé… Mais, pour en revenir à l’affaire, le comte était indigné… « Comment aurais-tu pu la composer ? Tu l’as traduite, car voilà le journal de Hambourg, et, qui plus est, tu l’as mal traduite, car tu ne sais pas le français, imbécile !
« – Non, répond-il, je n’ai lu aucun journal, c’est moi qui l’ai composée.
« – Si c’est ainsi, tu es un traître, je te ferai juger, et l’on te pendra ! » C’en est resté là. Le comte a fait appeler
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