La Guerre et la Paix - Tome III
dans le salon voisin elle se heurta contre son père, qui venait de rentrer, porteur de mauvaises nouvelles.
– Nous avons traîné trop longtemps, s’écria-t-il avec humeur. Le club est fermé, la police s’en va !
– Papa, vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas, d’avoir permis aux blessés… ?
– Mais pas du tout, répondit le comte avec distraction. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit : vous voudrez bien avoir la bonté, toutes tant que vous êtes, de ne plus vous occuper de billevesées, mais d’emballage, car il faut partir demain et partir au plus vite… » Et le comte répétait cette injonction à tous ceux qu’il rencontrait.
À dîner, Pétia raconta ce qu’il avait appris : le peuple avait pris dans la matinée des armes au Kremlin, et, malgré les affiches de Rostoptchine annonçant qu’il pousserait le cri d’alarme deux jours à l’avance, on savait que l’ordre avait été donné de se porter le lendemain en masse aux Trois-Montagnes, et qu’il y aurait là une effroyable bataille ! La comtesse contemplait avec épouvante la figure animée de son fils, pressentant que, si elle le suppliait de ne pas y aller, il lui répondrait d’une façon assez absurde et assez violente pour gâter toute l’affaire ; aussi, dans l’espérance qu’elle pourrait partir et emmener Pétia comme leur défenseur, elle garda le silence ; mais après le dîner elle pria son mari, les larmes aux yeux, de partir la nuit même, si c’était possible. Avec la ruse toute féminine que donne l’affection, la comtesse, qui jusque-là avait montré le plus grand calme, lui assura qu’elle mourrait de frayeur s’ils ne partaient pas au plus vite.
XIV
Mme Schoss, qui était allée voir sa fille, augmenta encore les terreurs de la comtesse en lui racontant ce qu’elle avait vu dans la Miasnitskaïa à un entrepôt de spiritueux ; elle avait été forcée de prendre un isvostchik pour éviter la foule ivre qui hurlait tout autour d’elle, et l’isvostchik lui avait raconté que le peuple avait enfoncé les tonneaux, sur l’ordre qu’il en avait reçu. À peine le dîner fut-il terminé, que toute la famille se remit à emballer avec une ardeur fiévreuse. Le vieux comte ne cessait d’aller de la cour à la maison et de la maison à la cour, pour presser les domestiques, ce qui achevait de les ahurir. Pétia donnait des ordres à droite et à gauche. Sonia perdait la tête et ne savait plus que faire, devant les recommandations contradictoires du comte. Les gens criaient et se disputaient en courant, de chambre en chambre. Natacha se jeta tout d’un coup avec ardeur dans la besogne, où son intervention fut d’abord reçue avec défiance. Comme on supposait qu’elle plaisantait, on ne l’écoutait pas ; mais, avec une opiniâtreté et une persévérance qui finirent par convaincre tout le monde de sa bonne volonté, elle en arriva à se faire obéir. Son premier exploit ; qui lui coûta des efforts énormes, mais qui fit reconnaître son autorité, fut l’emballage des tapis ; le comte avait une très belle collection de tapis persans et de tapis des Gobelins. Deux caisses étaient ouvertes devant elle : l’une contenait les tapis, l’autre les porcelaines. Il y avait encore beaucoup de porcelaines sur les tables, et l’on en apportait toujours du garde-meuble : il fallait donc forcément trouver une troisième caisse, et on l’envoya chercher.
« Vois donc, Sonia, dit Natacha, nous pourrons emballer le tout dans les deux caisses.
– Impossible, mademoiselle, objecta le maître d’hôtel, on a déjà essayé.
– Eh bien, attends, tu verras… »
Et Natacha commença à retirer de la caisse les plats et les assiettes qui y étaient déjà soigneusement emballés. « Il faut mettre les plats dans les tapis, dit-elle.
– Mais alors il faudra au moins trois caisses rien que pour les tapis, reprit le maître d’hôtel.
– Attends donc, s’écria Natacha en montrant la porcelaine de Kiew : Ceci est inutile, et ceci doit aller avec le tapis, ajouta-t-elle en indiquant les services de Saxe.
– Mais laisse donc, Natacha : nous ferons tout cela sans toi, disait Sonia d’un ton de reproche.
– Ah ! Mademoiselle, mademoiselle ! » répétait le maître d’hôtel…
Malgré toutes les observations, Natacha avait jugé inutile d’emporter les vieux tapis et la vaisselle commune, aussi elle continuait son travail, en rejetant tout ce qui était inutile,
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