La Guerre et la Paix - Tome III
et commençait vivement l’emballage. Grâce à cet arrangement, tout ce qui avait un peu de valeur se trouva casé dans les deux caisses ; mais, malgré tout ce qu’on pouvait faire, on ne parvenait pas à fermer celle où étaient les tapis. Natacha, ne se tenant pas pour battue, plaçait, déplaçait, entassait sans se lasser et forçait le maître d’hôtel et Pétia, qu’elle avait fini par entraîner dans cette grande œuvre, à peser avec elle de toutes leurs forces sur le couvercle.
« Tu as raison, Natacha, tout y entrera si on enlève un tapis.
– Non, non, il faut peser dessus !… Pèse donc, Pétia !… À ton tour, Vassilitch, disait-elle, pendant que d’une main elle essuyait sa figure ruisselante de sueur, et que de l’autre elle pressait tant qu’elle pouvait le contenu de la caisse.
– Hourra ! » s’écria-t-elle tout à coup.
Le couvercle venait de se fermer, et Natacha, battant des mains, poussa un cri de triomphe. Une seconde après avoir ainsi conquis la confiance générale, elle entreprenait une autre caisse. Le vieux comte lui-même ne s’impatientait plus lorsqu’on lui disait que telle ou telle nouvelle disposition avait été prise par Natalie Ilinichna. Cependant, malgré leurs efforts réunis, tout ne put être emballé dans la nuit ; le comte et la comtesse se retirèrent après avoir remis le départ au lendemain, et Sonia et Natacha s’étendirent sur les canapés.
Cette même nuit, Mavra Kouzminichna fit entrer un nouveau blessé dans la maison Rostow. D’après ses suppositions, ce devait être un officier supérieur. La capote et le tablier de sa calèche le cachaient entièrement. Un vieux valet de chambre, d’un extérieur respectable, était assis sur le siège à côté du cocher, tandis que le docteur et deux soldats suivaient dans une autre voiture.
« Ici, par ici, s’il vous plaît, nos maîtres partent, la maison est vide, disait la vieille au vieux domestique.
– Hélas ! dit celui-ci, Dieu sait s’il est encore vivant ! Nous avons aussi notre maison à Moscou, mais c’est loin et elle est vide !
– Venez, venez chez nous, répétait la femme da charge. Votre maître est donc bien malade ? » Le valet de chambre fit un geste de découragement.
– Nous n’avons plus d’espoir !… Mais il faut avertir le médecin. »
Il descendit du siège et s’approcha de l’autre voiture.
« C’est bien, » répondit le docteur.
Le domestique jeta un coup d’œil dans la calèche, secoua la tête, et donna l’ordre au cocher de tourner dans la cour.
« Seigneur Jésus-Christ, s’écria Mavra Kouzminichna lorsque l’équipage s’arrêta à côté d’elle, portez-le dans la maison, les maîtres ne diront rien, » ajouta-t-elle… et, comme il était urgent d’éviter l’escalier, on transporta le blessé tout droit dans l’aile gauche de la maison, à la chambre occupée la veille par Mme Schoss. Ce blessé était le prince André Bolkonsky.
XV
Le dernier jour de Moscou se leva enfin : c’était un dimanche, une belle et claire journée d’automne, égayée par le carillon de toutes les églises qui appelait comme toujours les fidèles à la messe. Personne ne pouvait encore admettre que le sort de la ville allait se décider, et l’agitation inquiète qui y régnait ne se manifestait que par la cherté excessive de certains objets et par la masse de pauvres gens qui circulaient dans les rues. Une foule d’ouvriers de fabrique, de paysans, de domestiques, à laquelle se joignirent bientôt des séminaristes, des fonctionnaires civils et des gens de toutes conditions, se porta dès le point du jour vers les Trois-Montagnes. Arrivée sur les lieux, cette cohue y attendit Rostoptchine : ne le voyant pas arriver, et convaincue que Moscou serait inévitablement livré à l’ennemi, elle retourna sur ses pas et se répandit dans tous les cabarets et dans tous les bouges. Ce jour-là le prix des armes, des charrettes, des chevaux, de l’or, allait continuellement haussant, tandis que celui des assignats et des objets de luxe baissait d’heure en heure. On payait 500 roubles un cheval de paysan, et l’on pouvait avoir presque pour rien des bronzes et des glaces.
Le calme et patriarcal intérieur des Rostow ne se ressentit que faiblement de l’agitation et du désordre du dehors. Toutefois trois de leurs gens disparurent de la maison, mais rien n’y fut volé. Les trente charrettes venues de la campagne
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