La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
commanda un grand festin pour lui et
ses soudards, mais Ulenspiegel fut encore oublié. Ils allaient
commencer à baufrer, Ulenspiegel sonna de la trompette.
Kornjuin et ses soudards, croyant que c’étaient les Français,
laissent là vins et viandes, montent sur leurs chevaux, sortent en
hâte de la ville, mais ne trouvent rien dans la campagne qu’un bœuf
ruminant au soleil et l’emmènent.
Pendant ce temps-là, Ulenspiegel s’était empli de vins et de
viandes. Le capitaine en rentrant le vit qui se tenait debout
souriant et les jambes flageolantes, à la porte de la salle du
festin. Il lui dit :
– C’est faire besogne de traître de sonner l’alarme quand tu ne
vois point l’ennemi, et de ne le sonner point quand tu le vois.
– Monsieur le capitaine, répondit Ulenspiegel, je suis dans ma
tour tellement gonflé des quatre vents que je pourrais surnager
comme une vessie, si je n’avais sonné de la trompette pour me
soulager. Faites-moi pendre maintenant, ou une autre fois quand
vous aurez besoin de peau d’âne pour vos tambours.
Kornjuin s’en fut sans mot dire.
Cependant la nouvelle vint à Audenaerde que le gracieux empereur
Charles allait se rendre en cette ville, bien noblement accompagné.
À cette occasion, les échevins donnèrent à Ulenspiegel une paire de
lunettes, afin qu’il pût bien voir venir Sa Sainte Majesté.
Ulenspiegel devait sonner trois fois de la trompette aussitôt qu’il
verrait l’empereur marcher sur Luppeghem, qui est à un quart de
lieue de la
Borg-poort
.
Ceux de la ville auraient ainsi le temps de sonner les cloches
de préparer les boites d’artifice, de mettre les viandes et les
broches aux barriques.
Un jour, vers midi, le vent venait de Brabant et le ciel était
clair : Ulenspiegel vit, sur la route qui mène à Luppeghem,
une grande troupe de cavaliers montés sur chevaux piaffant, les
plumes de leurs toques volant au vent. D’aucuns portaient des
bannières. Celui qui chevauchait en tête fièrement portait un
bonnet de drap d’or à grandes plumes. Il était vêtu de velours brun
brodé de brocatelle.
Ulenspiegel mettant ses lunettes vit que c’était l’empereur
Charles-Quint qui venait permettre à ceux d’Audenaerde de lui
servir leurs meilleurs vins et leurs meilleures viande.
Toute cette troupe allait au petit pas, humant l’air frais qui
met en appétit, mais Ulenspiegel songea qu’ils faisaient de coutume
grasse chère et pourraient bien jeûner un jour sans trépasser. Donc
il les regarda venir et ne sonna point de la trompette.
Ils avançaient riant et devisant, tandis que Sa Sainte Majesté
regardait en son estomac pour voir s’il y avait assez de place pour
le dîner de ceux d’Audenaerde. Elle parut surprise et mécontente
que nulle cloche ne sonnât pour annoncer sa venue.
Sur ce un paysan entra tout en courant annoncer qu’il avait vu
chevaucher aux environs un parti français marchant sur la ville
pour y manger et piller tout.
À ce propos le portier ferma la porte et envoya un valet de la
commune avertir les autres portiers de la ville. Mais les
reiters
festoyaient sans rien savoir.
Sa Majesté avançait toujours, fâchée de n’entendre point
sonnant, tonnant et pétaradant les cloches, canons et arquebusades.
Prêtant en vain l’oreille, elle n’ouït que le carillon qui sonnait
la demi-heure. Elle arriva devant la porte, la trouva fermée et y
frappa de son poing pour la faire ouvrir.
Et les seigneurs de sa suite, fâchés comme Elle, grommelaient
d’aigres paroles. Le portier qui était au haut des remparts, leur
cria que s’ils ne cessaient ce vacarme il les arroserait de
mitraille afin de rafraîchir leur impatience.
Mais Sa Majesté courroucée :
– Aveugle pourceau, dit-elle, ne reconnais-tu point ton
empereur ?
Le portier répondit :
– Que les moins pourceaux ne sont pas toujours les plus
dorés ; qu’il savait au demeurant que les Français étaient
bons gausseurs de leur nature, vu que l’empereur Charles,
guerroyant présentement en Italie, ne pouvait se trouver aux portes
d’Audenaerde.
Là-dessus Charles et les seigneurs crièrent davantage,
disant :
– Si tu n’ouvres, nous te faisons rôtir au bout d’une lance. Et
tu mangeras tes clefs préalablement.
Au bruit qu’ils faisaient, un vieux soudard sortit de la halle
aux engins d’artillerie et montrant le nez au-dessus du
mur :
– Portier, dit-il, tu t’abuses, c’est là notre empereur ;
je le reconnais bien,
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