La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
poêles et coquasses comme des
soleils.
Vivant bien en cette maison, il hantait volontiers cave et
cuisine, laissant aux chats le grenier. Un jour, la Sanginne eut
deux poulets à rôtir et dit à Ulenspiegel de tourner la broche,
tandis qu’elle irait chercher au marché des fines herbes pour
l’assaisonnement.
Les deux poulets étant rôtis, Ulenspiegel en mangea un.
La Sanginne, en rentrant, dit :
– Il y avait deux poulets, je n’en vois plus qu’un.
– Ouvre ton autre œil, tu les verras tous deux, répondit
Ulenspiegel.
Elle alla toute fâchée raconter le fait à Lamme Goedzak, qui
descendit à la cuisine et dit à Ulenspiegel :
– Pourquoi te moques-tu de ma servante ? Il y avait deux
poulets.
– En effet, Lamme, dit Ulenspiegel, mais quand j’entrai ici, tu
me dis que je boirais et mangerais comme toi. Il y avait deux
poulets ; j’ai mangé l’un, tu mangeras l’autre ; ma joie
est passée, la tienne est à venir ; n’es-tu pas plus heureux
que moi ?
– Oui, dit Lamme souriant, mais fais bien ce que la Sanginne te
commandera et tu n’auras que demi-besogne.
– J’y veillerai, Lamme, répondit Ulenspiegel.
Aussi, chaque fois que la Sanginne lui commandait de faire
quelque chose, il n’en faisait que la moitié ; si elle lui
disait d’aller puiser deux seaux d’eau, il n’en rapportait
qu’un ; si elle lui disait d’aller remplir au tonneau un pot
de cervoise, il en versait en chemin la moitié dans son gosier et
ainsi du reste.
Enfin, la Sanginne, lasse de ces façons, dit à Lamme que si ce
vaurien restait au logis, elle en sortirait tout de suite.
Lamme descendit près d’Ulenspiegel et lui dit :
– Il faut partir, mon fils, nonobstant que tu aies pris bon
visage en cette maison. Ecoute chanter ce coq, il est deux heures
de l’après-midi, c’est un présage de pluie. Je voudrais bien ne pas
te mettre dehors par le mauvais temps qu’il va faire ; mais
songe, mon fils, que la Sanginne, par ses fricassées, est la
gardienne de ma vie, je ne puis, sans risquer une mort prochaine,
la laisser me quitter. Va donc, mon garçon, à la grâce de Dieu, et
prends, pour égayer ta route, ces trois florins et ce chapelet de
cervelas.
Et Ulenspiegel s’en fut penaud, regrettant Lamme et sa
cuisine.
XLIV
Novembre vint à Damme et ailleurs, mais l’hiver fut tardif.
Point de neige, point de pluie, ni de froidure ; le soleil
luisait du matin au soir, sans pâlir : les enfants se
roulaient dans la poussière des rues et des chemins ; à
l’heure du repos, après le souper, les marchands, boutiquiers,
orfèvres, charrons et manouvriers venaient, sur le pas de leur
porte, regarder le ciel toujours bleu, les arbres dont les feuilles
ne tombaient pas, les cigognes se tenant sur le faîte des logis et
les hirondelles qui n’étaient point parties. Les roses avaient
fleuri trois fois, et pour la quatrième étaient en boutons ;
les nuits étaient tièdes, les rossignols n’avaient pas cessé de
chanter.
Ceux de Damme dirent :
– L’hiver est mort, brûlons l’hiver.
Et ils fabriquèrent un gigantesque mannequin ayant un museau
d’ours, une longue barbe de copeaux, une épaisse chevelure de lin.
Ils le vêtirent d’habits blancs et le brûlèrent en grande
cérémonie.
Claes brassait mélancolie, il ne bénissait point le ciel
toujours bleu, ni les hirondelles qui ne voulaient point partir.
Car plus personne à Damme ne brûlait du charbon sinon pour la
cuisine, et chacun en ayant assez n’en allait point acheter chez
Claes, qui avait dépensé toute son épargne à payer son
approvisionnement.
Donc, si se tenant sur le pas de sa porte, le charbonnier
sentait se rafraîchir le bout du nez à quelque souffle de vent
aigrelet :
– Ah ! disait-il, c’est mon pain qui me vient !
Mais le vent aigrelet ne continuait point de souffler, et le
ciel restait toujours bleu, et les feuilles ne voulaient point
tomber. Et Claes refusa de vendre à moitié prix son
approvisionnement d’hiver à l’avare Grypstuiver, le doyen des
poissonniers. Et bientôt le pain manqua dans la chaumine.
XLV
Mais le roi Philippe n’avait pas faim, et mangeait des
pâtisseries auprès de sa femme Marie la laide, de la royale famille
des Tudors. Il ne l’aimait point d’amour, mais espérait, en
fécondant cette chétive, donner à la nation anglaise un monarque
espagnol.
Mal lui en prit de cette union qui fut celle d’un pavé et d’un
tison ardent. Ils s’unirent
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