La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
toutefois suffisamment pour faire noyer
et brûler par centaines les pauvres réformés.
Quand Philippe n’était point absent de Londres, ni sorti
déguisé, pour s’aller ébattre en quelque mauvais lieu, l’heure du
coucher réunissait les deux époux.
Alors la reine Marie, vêtue de belle toile de Tournay et de
dentelles d’Irlande, s’adossait au lit nuptial, tandis que Philippe
se tenait devant elle, droit comme un poteau et regardait s’il ne
verrait point en sa femme quelque signe de maternité ; mais ne
voyant rien, il se fâchait, ne disait mot et se regardait les
ongles.
Alors la goule stérile parlait tendrement et de ses yeux,
qu’elle voulait faire doux, priait d’amour le glacial Philippe.
Larmes, cris, supplications, elle n’épargnait rien pour obtenir une
tiède caresse de celui qui ne l’aimait point.
Vainement, joignant les mains, elle se traînait à ses
pieds ; en vain, comme une femme folle, elle pleurait et riait
à la fois pour l’attendrir ; le rire ni les larmes ne
fondaient la pierre de ce cœur dur.
En vain, comme un serpent amoureux, elle l’enlaçait de ses bras
minces et serrait contre sa poitrine plate la cage étroite où
vivait l’âme rabougrie du roi de sang ; il ne bougeait pas
plus qu’une borne.
Elle tâchait, la pauvre laide, de se faire gracieuse ; elle
le nommait de tous les doux noms que les affolées d’amour donnent à
l’amant de leur choix ; Philippe regardait ses ongles.
Parfois il répondait :
– N’auras-tu pas d’enfants ?
À ce propos, la tête de Marie retombait sur sa poitrine.
– Est-ce de ma faute, disait-elle, si je suis inféconde ?
Aie pitié de moi : je vis comme une veuve.
– Pourquoi n’as-tu pas d’enfants ? disait Philippe.
Alors la reine tombait sur le tapis comme frappée de mort. Et il
n’y avait en ses yeux que des larmes, et elle eût pleuré du sang,
si elle l’eût pu, la pauvre goule.
Et ainsi Dieu vengeait sur leurs bourreaux les victimes dont ils
avaient jonché le sol de l’Angleterre.
XLVI
Le bruit courait dans le public que l’empereur Charles allait
ôter aux moines la libre héritance de ceux qui mouraient dans leur
couvent, ce qui déplaisait grandement au Pape.
Ulenspiegel étant alors sur les bords de la Meuse pensa que
l’empereur trouverait ainsi son profit partout, car il héritait
quand la famille n’héritait point. Il s’assit sur les bords du
fleuve et y jeta sa ligne bien amorcée. Puis, grignotant un vieux
morceau de pain bis, il regretta de n’avoir pas de vin de Romagne
pour l’arroser, mais il pensa qu’on ne peut pas avoir toujours ses
aises.
Cependant il jetait de son pain à l’eau, disant que celui qui
mange sans partager son repas avec le prochain n’est pas digne de
manger. Survint un goujon qui vint d’abord flairer une miette, la
lécha de ses babouines et ouvrit sa gueule innocente, croyant sans
doute que le pain y allait tomber de soi. Tandis qu’il regardait
ainsi en l’air, il fut tout soudain avalé par un traître brochet
qui s’était lancé sur lui comme une flèche.
Le brochet en fit de même à une carpe qui prenait des mouches au
vol, sans souci du danger. Ainsi bien repu, il se tint immobile
entre deux eaux, dédaignant le fretin qui d’ailleurs s’éloignait de
lui à toutes nageoires. Tandis qu’il se prélassait ainsi, survint
rapide, vorace, la gueule béante, un brochet à jeun qui, d’un bond,
s’élança sur lui. Un furieux combat s’engagea entre eux ; il
fut donné là d’immortels coups de gueule ; l’eau était rouge
de leur sang. Le brochet qui avait dîné se défendait mal contre
celui qui était à jeun ; toutefois celui-ci, s’étant éloigné,
reprit son élan et se lança comme une balle sur son adversaire qui,
l’attendant la gueule béante, lui avala la tête plus qu’à moitié,
voulut s’en débarrasser, mais ne le put à cause de ses dents
recourbées. Et tous deux se débattaient tristement.
Ainsi accrochés, ils ne virent point un fort hameçon qui attaché
à une cordelette de soie, monta du fond de l’eau, s’enfonça sous la
nageoire du brochet qui avait dîné, le tira de l’eau avec son
adversaire et les jeta tous deux sur le gazon sans égards.
Ulenspiegel en les égorgeant dit :
– Brochets, mes mignons, seriez-vous le pape et l’empereur
s’entre-mangeant l’un l’autre, et ne serais-je point le populaire
qui, à l’heure de Dieu, vous happe au croc, tous deux en
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