La Liste De Schindler
lui offrît quelque chose qui ne fût pas au moins du plaqué or.
Les frères Rosner, Henry au violon, Léo à l’accordéon, jouaient en parfaite harmonie sur le seuil de la porte à double battant qui donnait sur le salon. Ils avaient troqué leurs vieilles guenilles quotidiennes maculées de peinture pour le smoking que Goeth exigeait dans de telles occasions. Schindler savait que Goeth appréciait vivement leur virtuosité. Ce qui n’empêchait pas les Rosner de se sentir mal à l’aise. Ils connaissaient trop bien Amon, ses fantasmes et ses colères qui le poussaient de temps à autre à faire exécuter un homme pour la moindre broutille. Ils jouaient avec application, espérant que leur musique n’allait pas, pour une raison inexplicable, déclencher la tempête.
Six hommes avaient été conviés ce soir-là à la table de Goeth. Outre Schindler, les invités comprenaient Julian Scherner, commandant des SS de la région de Cracovie, et Rolf Czurda, chef du SD (Sicherheitsdienst) – les services de sécurité de feu Heydrich -pour le secteur de Cracovie. Scherner avait le titre d’Oberführer, un grade spécifiquement SS entre colonel et brigadier général, qui n’avait pas d’équivalent dans l’armée. Czurda était Obersturmbannführer, soit l’équivalent de lieutenant-colonel. Goeth lui-même n’avait que le grade de Hauptsturmführer ou capitaine. Le camp était placé sous l’autorité de Scherner et Czurda qui, ce soir-là, étaient les invités d’honneur. Avec ses lunettes, son crâne chauve et son petit bedon, Scherner donnait l’impression d’un homme entre deux âges. Goeth, son protégé, bien que plus jeune, paraissait presque aussi âgé. L’alcool, sans doute…
Le plus vieux du lot, Herr Franz Bosch, ancien combattant de la Première Guerre mondiale, dirigeait à Plaszow quelques entreprises plus ou moins légales. Il était en même temps « conseiller économique » de Julian Scherner et possédait plusieurs affaires dans la ville.
Oskar méprisait Bosch et les deux chefs de la police, Scherner et Czurda. Il avait cependant besoin de leur coopération pour faire tourner sa propre usine de Zablocie. Aussi ne manquait-il pas de leur envoyer régulièrement des cadeaux. Les seuls invités pour lesquels Oskar éprouvait une certaine sympathie étaient Julius Madritsch, propriétaire de la fabrique d’uniformes située à l’intérieur du camp de Plaszow, et Raimund Titsch, directeur de la fabrique. Madritsch était d’un an plus jeune qu’Oskar et Goeth. C’était un fonceur mais il savait rester humain. Qu’il fît tourner une fabrique extrêmement rentable à l’intérieur du camp ne semblait pas lui poser de gros problèmes de conscience. Après tout, ses quatre mille et quelques employés échappaient à l’enfer concentrationnaire. Raimund Titsch, son associé, à peine plus de quarante ans, partageait ce point de vue. C’est à lui que revenait de faire passer en douce, dans le camp, des camions entiers de victuailles pour les prisonniers – ce qui aurait pu lui valoir d’être expédié dans la prison SS de Montelupich ou à Auschwitz.
Telle était la brochette d’invités qui se rendaient régulièrement aux dîners du commandant Goeth.
Les quatre jeunes femmes qui participaient à la soirée, coiffures élaborées et robes élégantes, étaient des poules de luxe allemandes ou polonaises recrutées à Cracovie. Certaines étaient des habituées. Les deux officiers supérieurs savaient qu’ils pourraient exercer un choix dans le lot. La maîtresse allemande de Goeth, Majola, s’abstenait généralement de participer à ces soirées entre mâles où les minauderies n’étaient pas de saison.
Il ne fait aucun doute que les chefs de la police et le commandant appréciaient Oskar à leur manière. Et cela en dépit du fait qu’ils n’arrivaient pas très bien à cerner le personnage. Etait-ce parce qu’il était un Sudète (un peu comme un Texan à New York ou un Marseillais à Paris)? L’homme, bien qu’il leur rendît pas mal de services – ne serait-ce qu’en leur fournissant des denrées rares –, bien qu’il tînt remarquablement l’alcool et laissât de temps à autre percer un humour dévastateur, ne semblait pas vivre à leur diapason. Distant. On pouvait lui sourire et lui serrer la main, mais pas lui tapoter l’épaule.
Dès qu’Oskar entra, les filles modifièrent leur comportement, et il est probable que les deux officiers
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