La Liste De Schindler
fumait sans discontinuer, comme à l’habitude. Impavide. Détendu. On sentait la classe. Il savait très exactement quand chercher sa prochaine cigarette et où trouver sa bouteille de cognac. Lui seul aurait pu nous dire si l’alcool l’aidait à supporter le spectacle des longues files de wagons à bestiaux, rangés le long des quais de la gare de Prokocim, sur la ligne de Lwow. Wagons bourrés de fantassins ou de prisonniers, ou même peut-être – allez donc savoir – de bétail.
A dix kilomètres environ du centre de la ville, après avoir parcouru la campagne, l’Adler tourna sur la droite dans une rue appelée par ironie Jerozolimska. Dans cette nuit glacée, le paysage se découpait nettement dans le ciel, ce qui permettait à Schindler d’apercevoir, au-delà d’une colline, une synagogue en ruine et, plus loin encore, un alignement de baraques : le camp de travail forcé de Plaszow-Jérusalem, où vingt mille juifs étaient entassés. Les gardes ukrainiens et les Waffen SS accueillirent Herr Schindler au poste de garde avec la même courtoisie qu’au pont de Podgorze.
Après avoir passé l’immeuble des bureaux de l’administration, l’Adler s’engagea sur une route pavée de pierres tombales juives. Le camp avait été construit sur ce qui, deux ans plus tôt, était encore un cimetière juif. Le commandant Goeth, qui se voulait poète, aimait s’entourer de métaphores. Ces pierres tombales, étalées sur toute la longueur du camp qu’elles coupaient en deux, conféraient, pensait-il, un petit côté artiste à toute son entreprise. Il s’était pourtant abstenu d’en paver l’allée qui menait à sa villa, située à l’est du camp.
Sur la droite, après les baraques des gardes, on pouvait voir une ancienne morgue juive. Elle semblait témoigner que la mort était dans la nature des choses et que, là comme ailleurs, on alignait les hommes bien sagement, une fois passés de vie à trépas… En fait, le bâtiment avait été transformé en écurie pour les chevaux du commandant.
On peut penser qu’Oskar, bien qu’il fût familier de l’endroit, l’a contemplé avec une certaine ironie. Il est vrai que l’ironie devenait une réaction naturelle de défense au spectacle de la nouvelle Europe. Et Herr Schindler en possédait une bonne dose.
Ce soir-là, le prisonnier Poldek Pfefferberg se rendait lui aussi chez le commandant. Lisiek, un jeune nomme de dix-neuf ans faisant office d’ordonnance pour Goeth, était allé remettre à Pfefferberg un laissez-passer dûment estampillé par un sous-officier SS. Lisiek avait un problème : la baignoire du commandant révélait un anneau de crasse qui allait valoir à l’ordonnance une fameuse raclée s’il ne parvenait pas à la nettoyer avant le bain matinal de Goeth. Pfefferberg, ancien professeur de Lisiek au collège de Podgorze, était affecté au garage du camp, ce qui lui permettait d’avoir accès aux produits d’entretien. Les deux hommes passèrent donc par le garage pour y prendre une balayette et des détergents. Se rendre à la villa du commandant était toujours une affaire hasardeuse, mais parfois payante puisque Helena Hirsch, une ancienne élève de Pfefferberg devenue la servante-esclave de Goeth, essayait toujours de s’arranger pour vous filer en douce un peu de nourriture. L’Adler d’Oskar Schindler n’était pas encore parvenue à cent mètres de la villa que les chiens d’Amon – un danois, un chien-loup et quelques autres gardés dans le chenil proche de la maison – se mirent à aboyer. La villa était simple, carrée, avec mansardes. Les fenêtres du premier étaient reliées par un balcon. Un patio bordé d’une balustrade faisait le tour de la maison. C’est là que Goeth aimait à s’asseoir pendant l’été. Il avait pris du poids depuis son arrivée à Plaszow. Peu importe. Dans cette Jérusalem-là, personne n’oserait se moquer de sa gidouille lorsqu’il prendrait ses bains de soleil l’été suivant.
Un sergent SS, portant gants blancs, se tenait au seuil de la porte. Il salua Herr Schindler et le remit entre les mains d’Ivan, l’ordonnance ukrainienne, qui prit le pardessus et le hambourg du visiteur. Schindler tapota la poche intérieure de son veston pour vérifier qu’il avait bien le cadeau pour son hôte : un étui à cigarettes, plaqué or, acheté au marché noir. Amon, qui traficotait de son côté, notamment en bijoux confisqués, aurait sans doute mal pris qu’on
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