La Liste De Schindler
supérieurs s’en aperçurent. Tous ceux qui ont connu l’Oskar de cette époque parlent de son charme magnétique qui ne laissait aucune femme indifférente. A ce point de la soirée, Czurda et Scherner se sentirent sans doute obligés de se mettre en frais pour Oskar, ne serait-ce que pour s’attirer la bienveillance des jeunes femmes. Goeth, lui aussi, s’avança pour lui serrer la main. Le commandant était aussi grand qu’Oskar. Mais la graisse qui l’enveloppait semblait le diminuer. Son visage ne reflétait pas encore l’incandescence de l’alcool, pourtant ses yeux commençaient à le trahir. Goeth, il est vrai, absorbait le cognac local avec une remarquable constance.
Herr Bosch, le « génial expert économique », n’avait rien à lui envier de ce côté-là. Sa trogne illuminée révélait son penchant. Avant même de lui avoir serré la main, Schindler savait que, comme à l’habitude, Bosch solliciterait un quelconque pot-de-vin.
— Bienvenue à notre chef d’entreprise ! lança Goeth avant de présenter Schindler aux quatre filles.
Les frères Rosner continuaient à jouer du Strauss en faisant le moins de vagues possible. Pendant qu’il baisait la main des dames, Herr Schindler ne pouvait s’empêcher de penser que tôt ou tard, après les petits jeux de fin de banquet, elles devraient subir les assauts des trois SS dont la brutalité était légendaire. Mais Goeth, que l’ivrognerie rendait sadique, se comportait pour l’instant comme un véritable homme du monde de sa Vienne natale.
A l’heure de l’apéritif, les conversations ne dépassèrent pas les banalités d’usage. La guerre, bien sûr… et Czurda profita de cette occasion pour assurer à une grande Allemande que la Crimée était solidement tenue, tandis que Scherner racontait à une autre convive qu’un garçon qu’il avait connu à Hambourg avant la guerre, un jeune homme vraiment très bien, devenu Oberscharführer dans les SS, avait perdu ses deux jambes au cours d’un attentat terroriste dans un restaurant de Czestochowa. Schindler parlait industrie avec Madritsch et Titsch. On sentait entre ces trois-là une certaine complicité. Schindler était au courant des efforts déployés par Titsch pour procurer aux prisonniers travaillant dans la fabrique d’uniformes du pain acheté au marché noir avec l’argent et la bénédiction de Madritsch. C’était le moins qu’ils pussent faire, pensait Schindler, compte tenu des larges bénéfices que toutes les entreprises allemandes établies sur le sol polonais tiraient du pays. Dans le cas d’Oskar, les contrats qu’il avait réussi à tirer du Rustungsinspektion – le service d’Inspection des armements chargé de négocier les marchés pour tous les approvisionnements des forces armées – étaient si nombreux et si juteux qu’il lui semblait avoir atteint un objectif mûri de longue date : son père pouvait être fier de lui. Malheureusement pour les prisonniers, Madritsch, Titsch et lui-même, Oskar, étaient, à sa connaissance, les seuls dirigeants d’entreprise qui consacraient des sommes importantes pour se procurer du pain au marché noir.
Avant de passer à table, Herr Bosch s’approcha de Schindler et l’emmena en direction de la porte où les frères Rosner continuaient à jouer une impeccable musique qui allait couvrir le bruit de leur conversation.
— Les affaires sont bonnes, je vois, dit Bosch.
— Vous trouvez, vous ? répondit Schindler en souriant.
— Exactement, répondit Bosch, qui n’avait pas manqué de lire les bulletins officiels du bureau des armements faisant état de nouveaux contrats accordés à Schindler.
— Je me demandais, reprit Bosch en penchant la tête, si, compte tenu de la prospérité ambiante qui, reconnaissons-le, est due pour une large part aux succès de nos armées… je me demandais si vous n’accepteriez pas de faire un geste… Rien d’exagéré… non, un geste, seulement.
— Sans problème, répondit Schindler, partagé entre le dégoût à l’idée d’être manipulé et, en même temps, un certain sentiment de supériorité.
Les services de police de Scherner avaient déjà, en deux occasions, tiré Oskar d’un mauvais pas… Peut-être une autre occasion se présenterait-elle…
— L’immeuble de ma vieille tante à Brême a été détruit dans un bombardement, poursuivit Bosch. La pauvre… tout y est passé… son lit nuptial, son buffet, ses faïences, sa vaisselle.
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