La Liste De Schindler
agrandi sous la direction du commandant Rudolf Höss. Le ghetto B, c’était du travail honnête, sans problème. Le ghetto A pourrait peut-être réserver des surprises.
Tout le monde voulait être dans le coup ce jour-là. Car, ce jour-là, on allait écrire l’Histoire avec un grand H. Il y avait eu un ghetto à Cracovie pendant plus de sept siècles, et voici qu’à la fin de la journée, ou au plus tard le lendemain, ces sept siècles ne seraient plus qu’une rumeur, et Cracovie serait enfin judenfrei (débarrassée des juifs). Le moindre rond-de-cuir SS voulait pouvoir dire plus tard : « J’y étais. » Même Unkelbach, le comptable de l’usine de coutellerie du Progrès qui avait un vague statut de réserviste, allait revêtir pour la circonstance son vieil uniforme de sous-officier et se diriger vers le ghetto à la tête d’une escouade. On comprend maintenant pourquoi le très distingué Willi Haase, officier supérieur ayant participé au programme du jour, avait toutes les raisons d’être là.
Outre son mal de tête matinal, Amon s’était senti quelque peu lessivé par l’insomnie qui l’avait tenu en éveil aux petites heures de la nuit. Mais maintenant qu’il était sur le terrain, il se sentait tout ragaillardi. Le parti national-socialiste avait fait un fameux cadeau à ces SS-là : ils pouvaient marcher au combat sans aucun risque physique, décrocher les honneurs sans avoir à entendre siffler les balles. L’impunité psychologique était plus difficile à atteindre. Tous les officiers SS avaient des camarades qui s’étaient suicidés. Le haut commandement avait pondu des circulaires pour dénoncer ces pertes futiles : il fallait être simple d’esprit pour croire que les juifs, parce qu’ils n’avaient pas de fusils, ne possédaient pas d’armes d’un autre calibre : des armes sociales, économiques et politiques. En fait, le juif était armé jusqu’aux dents. Trempez votre caractère dans l’acier, soulignaient les circulaires, car l’enfant juif est une bombe à retardement culturelle, la femme juive, le tissu biologique de toutes les trahisons, le mâle juif, un ennemi plus implacable encore qu’aucun Russe ne saurait l’être.
Amon Goeth, lui, était d’acier. Il n’éprouvait que du mépris pour le type d’officier qui prépare l’action et laisse ses subordonnés l’accomplir. Cela pouvait être plus dangereux dans un certain sens que d’y participer soi-même. Il donnerait l’exemple, comme il l’avait fait pour Diana Reiter. Il savait déjà que son euphorie allait croître au fur et à mesure de la journée, comme allait croître son besoin d’alcool quand arriverait midi et que les choses se précipiteraient. Il pressentait qu’en dépit de l’aspect sinistre du ciel, ce jour-là serait un des grands jours de sa vie, que, quand il serait vieux, et que la race aurait disparu, des jeunes gens émerveillés lui demanderaient ce que c’était de vivre des jours pareils.
A moins d’un kilomètre de là, le Dr H…, médecin à l’hôpital des convalescents du ghetto, était assis dans le noir au milieu de ses derniers malades. Il rendait grâce de les savoir bien isolés au dernier étage de l’hôpital et n’ayant d’autre souci que leur fièvre et leur souffrance.
Car tout le monde savait au rez-de-chaussée ce qui s’était passé à l’hôpital des maladies contagieuses près de la Plac Zgody. Un groupe de SS sous le commandement de l’Oberscharführer Albert Hujar s’était rendu à l’hôpital avec pour mission de le faire évacuer. Ils y avaient trouvé le Dr Rosalia Blau au milieu de ses malades atteints de rougeole ou de tuberculose qui, disait-elle, ne pouvaient en aucun cas être déplacés. Les enfants atteints de coqueluche avaient déjà été renvoyés chez eux. Mais il était trop dangereux, à la fois pour eux et pour la communauté, de relâcher les cas de rougeole. Quant aux tuberculeux, ils étaient simplement trop malades pour pouvoir se tenir debout.
La rougeole, comme on sait, est rarement une maladie d’adulte, et la plupart des malades placés sous la charge du Dr Blau étaient des filles de douze à seize ans. Pour appuyer ses dires et son jugement professionnels, le Dr Blau fit un geste du bras, indiquant par là à Hujar de se rendre compte lui-même de l’état dans lequel se trouvaient ces malheureux.
Hujar, fort de la leçon que lui avait donnée Amon Goeth la semaine précédente, tira une balle
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