La Louve de France
commandait en
maître à la chrétienté… voyez-vous, messire comte, il faut gouverner avec ses
amis contre ses ennemis. Les princes qui usent leurs jours et leurs forces à se
gagner leurs adversaires mécontentent leurs vrais soutiens et ne s’acquièrent
que de faux amis, toujours prêts à les trahir.
Il n’était besoin, pour se
convaincre de la volonté du pape de demeurer en France, que de voir le château
qu’il venait de construire sur la place de l’ancien évêché, et qui dominait la
ville de ses créneaux, tours et mâchicoulis. L’intérieur était distribué entre
des cloîtres spacieux, des salles de réception et des appartements
splendidement décorés sous des plafonds d’azur semés d’étoiles, comme le ciel [29] .
Il y avait deux huissiers de la première porte, deux huissiers de la seconde,
cinq pour la troisième, et quatorze huissiers encore pour les autres portes. Le
maréchal du palais commandait à quarante courriers et à soixante-trois sergents
d’armes.
« Tout ceci ne représente pas
un établissement provisoire », se disait Bouville en suivant le maréchal
venu l’attendre en personne à la porte du palais, et qui le guidait à travers
les salles.
Et pour savoir avec qui le pape Jean
avait choisi de gouverner, il suffit à Bouville d’entendre nommer les
dignitaires qui venaient de prendre place, dans la salle des festins tendue de
tapisseries de soie, à la longue table étincelante de vaisselle d’or et
d’argent.
Le cardinal-archevêque d’Avignon,
Arnaud de Via, était fils d’une sœur du pape. Le cardinal-chancelier de
l’Église romaine, c’est-à-dire le premier ministre du monde chrétien, homme
assez large et solide, bien assis dans sa pourpre, était Gaucelin Duèze, fils
de Pierre Duèze, le propre frère du pape que le roi Philippe V avait
anobli. Neveu du pape encore, le cardinal Raymond Le Roux. Un autre neveu,
Pierre de Vicy, gérait la maison pontificale, mandatait les dépenses, dirigeait
les deux panetiers, les quatre sommeliers, les maîtres de l’écurie et de la
maréchalerie, les six chambriers, les trente chapelains, les seize confesseurs
pour les pèlerins de passage, les sonneurs de cloches, les balayeurs, les porteurs
d’eau, les lavandières, les archiatres apothicaires et barbiers.
Le moindre des « neveux »
ici attablés n’était certes pas le cardinal Bertrand du Pouget, légat itinérant
pour l’Italie, et dont on chuchotait… mais qui donc ici ne chuchotait
pas ?… qu’il était un fils naturel qu’aurait eu Jacques Duèze au temps
qu’il n’avait pas encore, à quarante ans passés, quitté son Quercy natal !
Tous les parents du pape Jean,
jusqu’aux cousins issus de germains, logeaient en son palais et partageaient
ses repas ; deux d’entre eux habitaient même dans l’entresol secret, sous
la salle à manger. Tous étaient pourvus d’emplois, celui-là parmi les cent
chevaliers nobles, celui-ci comme dispensateur des aumônes, cet autre comme
maître de la chambre apostolique qui administrait tous les bénéfices
ecclésiastiques, annates, décimes, subsides, caricatifs, droits de dépouilles
et taxes de Sacrée Pénitencerie. Plus de quatre cents personnes formaient cette
cour dont la dépense annuelle dépassait quatre mille florins.
Quand, huit ans plus tôt, le
conclave de Lyon avait porté au trône de saint Pierre un vieillard épuisé,
diaphane, dont on attendait, dont on espérait même, qu’il rendît l’âme la
semaine suivante, il ne restait rien dans le Trésor papal. En huit années, ce
même petit vieillard, qui avançait ainsi qu’une plume poussée par le vent,
avait si bien administré les finances de l’Église, si bien taxé les adultères,
les sodomites, les incestueux, les voleurs, les criminels, les mauvais prêtres
et les évêques coupables de violence, vendu si cher les abbayes, fait contrôler
si justement les ressources et biens ecclésiastiques qu’il s’était assuré les
plus gros revenus du monde et possédait les moyens de rebâtir une ville. Il
pouvait largement nourrir sa famille et régner par elle. Il n’était chiche ni
de dons aux pauvres ni de présents aux riches, offrant à ses visiteurs joyaux
et saintes médailles d’or dont l’approvisionnait son fournisseur habituel, le
Juif Boncœur.
Enfoui, plutôt qu’assis, dans un
fauteuil au dossier immense, et les pieds posés sur deux épais coussins de soie
d’or, le pape Jean présidait cette longue
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