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La Louve de France

La Louve de France

Titel: La Louve de France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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l’oreille, et tous les neveux et cousins, prélats ou
dignitaires, en faisaient autant. Les cuillers glissaient sur le fond des
assiettes comme sur du velours. Le souffle singulièrement assuré, mais sans
timbre, qui sortait de la bouche du Saint-Père était difficile à saisir, et il
fallait une grande habitude pour le capter d’un peu loin.
    — Monseigneur de Valois, que
j’aime d’un amour très paternel, nous a fait consentir la dîme ; mais
jusqu’à présent cette dîme ne lui a servi qu’à confisquer l’Aquitaine et à
soutenir sa candidature au Saint Empire. Ce sont entreprises très nobles, mais
qui ne s’appellent point croisades. Je ne suis nullement certain, l’an
prochain, de consentir à nouveau cette dîme et moins encore, messire comte, de
consentir aux subsides supplémentaires que l’on me demande pour l’expédition.
    Bouville reçut durement le coup. Si
c’était là tout ce qu’il devait rapporter à Paris, Charles de Valois entrerait
dans une belle fureur.
    — Très Saint-Père, répondit-il
en s’efforçant à la froideur, il avait semblé au comte de Valois comme au roi
Charles que vous étiez sensible à l’honneur que la chrétienté pourrait retirer…
    — L’honneur de la chrétienté,
mon cher fils, est de vivre en paix, coupa le pape en frappant légèrement sur
la main de Bouville.
    — Est-ce attenter à la paix
chrétienne que de vouloir ramener les Infidèles à la vraie foi et d’aller
combattre chez eux l’hérésie ?
    — L’hérésie !
L’hérésie ! répondit le pape Jean dans un chuchotement. Occupons-nous donc
d’abord d’arracher celle qui fleurit dans nos nations et ne nous soucions point
tant d’aller presser les abcès sur le visage du voisin quand la lèpre ronge le
nôtre ! L’hérésie est mon souci, et je m’entends assez bien je crois à la
poursuivre. Mes tribunaux fonctionnent, et j’ai besoin de l’aide de tous mes
clercs, comme de celle de tous les princes chrétiens, pour la traquer. Si la
chevalerie d’Europe prend le chemin de l’Orient, le diable aura champ libre en
France, en Espagne et en Italie ! Depuis combien de temps Cathares,
Albigeois, et Spirituels se tiennent-ils en paix ? Pourquoi ai-je
fragmenté le gros diocèse de Toulouse, qui était leur repaire, et créé seize
nouveaux évêchés dans la Langue d’oc ? Et vos pastoureaux dont les bandes
ont déferlé jusqu’à nos remparts voici bien peu d’années, n’étaient-ils pas
conduits par l’hérésie ? Ce n’est pas sur le temps d’une seule génération
que l’on extirpe un tel mal. Il faut attendre les fils des petits-fils pour en
avoir fini.
    Tous les prélats présents pouvaient
témoigner de la rigueur avec laquelle Jean XXII poursuivait l’hérésie. Si
l’on avait consigne de se montrer coulant, moyennant finances, contre les
petits péchés de la nature humaine, les bûchers en revanche flambaient haut
contre les erreurs de l’esprit. On répétait volontiers le mot de Bernard
Délicieux, moine franciscain qui avait entrepris de lutter contre l’inquisition
dominicaine, et poussé l’audace jusqu’à prêcher en Avignon. « Saint Pierre
et saint Paul, disait-il, ne pourraient eux-mêmes se défendre d’hérésie, s’ils
revenaient en ce monde et étaient poursuivis par les Accusateurs. »
Délicieux avait été condamné à la réclusion perpétuelle.
    Mais, en même temps, le Saint-Père
donnait diffusion à certaines idées étranges, issues de sa vivace intelligence,
et qui, émises du haut de la chaire pontificale, n’étaient pas sans provoquer
de grands remous parmi les docteurs des facultés de théologie. Ainsi s’était-il
prononcé contre l’Immaculée Conception de la Vierge Marie qui ne constituait
pas un dogme, certes, mais dont le principe était généralement admis. Il
admettait tout au plus que le Seigneur eût purifié la Vierge avant sa
naissance, mais à un moment, déclarait-il, difficile à préciser.
Jean XXII, d’autre part, ne croyait pas à la Vision béatifique, en tout
cas jusqu’au Jugement dernier, déniant par là qu’il y eût encore aucune âme en
Paradis et, partant, en Enfer.
    Pour beaucoup de théologiens, de
telles propositions fleuraient un peu le soufre. Aussi, à cette table même, se
trouvait assis un grand cistercien nommé Jacques Fournier, ancien abbé de
Fontfroide qu’on appelait « le cardinal blanc » et qui employait
toutes les ressources de sa science

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