La Malédiction de la Méduse
cependant c’est bel et bien ce qui se passe. L’ancre a été remontée et l’équipage s’active maintenant sur le pont, nous prenons de la vitesse. Je ne suis pas le seul à être intrigué par la manœuvre. Nombreux sont les passagers et les soldats qui se pressent au bastingage et se demandent pourquoi nous n’attendons pas Schmaltz et ceux qui l’accompagnent. Corréard est parti aux nouvelles. Les haubans grincent, nous remettons le cap à l’ouest, sur le large. Nous atteignons bientôt la pointe de l’île et la pleine mer, la frégate prend de la gîte et j’avoue éprouver quelque inquiétude. Cela doit se voir, car un second maître de timonerie que je reconnais pour l’avoir soigné d’une plaie au pied s’approche : « Normal qu’on soye malmenés, ç’t’un passager qu’est au commandement ! Eul’ vieux captaine lui a passé la manœuvre et l’gars veut montrer aux hommes qu’y sait louvoyer ! Ah ça, on l’a pas fini d’tirer des bords, m’sieur, ça j’vous l’dis ! » Nous virons de bord dans un grand claquement de toiles pour repartir en direction de la rade de Santa Cruz. Corréard est en émoi : « C’est impensable, Savigny, le commandant Chaumareys a confié le navire à un passager. Oui, tu m’as bien entendu, à un homme qui s’y entend en navigation à peu près aussi bien que toi ou moi…»
Sans me laisser le temps de répondre, il pointe un doigt vengeur vers la dunette, et vitupère : « Et ça ne te préoccupe pas plus que ça ? J’ai obtenu son nom, c’est un certain Richefort, encore un de ces émigrés qui nous reviennent de chez les Anglais, un rentrant iv comme ce Chaumareys. Ah je t’assure, Savigny, il faut le voir pour y croire…»
Je ne tarde pas à y croire à mon tour après que Corréard, rejoint par d’autres passagers, m’a confirmé la chose. Le Richefort en question se prétend ami du gouverneur, mais surtout officier de marine hors pair… « Un lieutenant de vaisseau lui a fait remarquer qu’il avait sans doute appris à naviguer dans les geôles anglaises et rappelé qu’il était à bord inscrit comme simple passager et non comme membre de l’état-major, et au lieu de rendre la barre ce Richefort a entrepris de démontrer ses qualités manœuvrières…» Corréard est toujours hors de lui : « Et le pire, Savigny, c’est que le commandant a l’air réjoui de l’aubaine et arrose l’affaire au vin de Madère… Ah, c’est insensé ! » Personnellement et tant que ledit Richefort ne nous fracasse pas sur la falaise ou sur le môle de Santa Cruz, je trouve cela plutôt cocasse qu’un passager s’amuse avec le vaisseau amiral d’une expédition au nom du roi. Et que, par surcroît, cela amuse son commandant. Alors que nous distinguons à nouveau les campaniles de Santa Cruz, je me demande ce que le gouverneur et les officiers qui sont à terre perçoivent de nos louvoiements désordonnés.
Moi, c’est surtout ma vie qui louvoie. Elle va d’un bord à l’autre, sans être dirigée vraiment. En tout cas, je n’en tiens pas la barre. Jusque-là je me suis toujours laissé porter au gré du vent, et je viens d’essuyer mon premier écueil. Il est sévère. N’est-il pas plus que temps, à 27 ans, de prendre en main mon destin ? Au-delà de mes pompeuses interrogations, je vais bientôt me retrouver dans un pays dont j’ignore tout. Mes seules connaissances à propos du Sénégal proviennent d’un vieux livre de géographie et de quelques romans exotiques pleins de sauvages sanguinaires et de négriers avides… Mais je sens qu’à l’allure à laquelle nous naviguons, je saurai plus tôt que prévu ce qu’il en est vraiment.
CHAPITRE VI
Le verre de vin de Ténériffe du vicomte Hugues de Chaumareys, capitaine de frégate commandant La Méduse au nom du roi est vide, mais le buveur est ailleurs. Il a beau somnoler dans sa cabine, il n’est plus par 18° 51’ de latitude nord et 18° 20’ de longitude ouest en pleine mer, il est dans les ruines fumantes et ensanglantées du fort Penthièvre à Quiberon.
La mitraille, les hurlements, l’odeur âcre de la poudre, la confusion, les morts, les blessés… Plus de vingt ans déjà, il lui semble que c’était hier. 27 juin 1795, il connaît la date par cœur… Ce débarquement royaliste, même s’il a échoué, c’est sa bataille cent fois revécue, mille fois racontée : les régiments émigrés coupés de la flotte anglaise qui devait les
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