La Malédiction de la Méduse
ça, c’est un grand moment ! » Corréard a des avis autorisés sur tout et n’hésite jamais à m’en faire part. Il en va de même de ses considérations plus personnelles sur la vie, l’amour, la mort, Bonaparte, Louis XVIII, Dieu, Chateaubriand, Madame de Staël et sa cousine, ce qui occupe une bonne partie de mes journées. Il serait peut-être utile que j’apprenne à passer moins de temps avec des gens avec qui je n’ai pas toujours envie d’en perdre, avec des gardes-chiourme, ou un Corréard à qui, un peu par timidité, beaucoup par lâcheté, je n’ose rien dire. « Ah tu vas voir, Savigny, prends quand même un chapeau, il y a du vent et il pleut des fayots », me lance-t-il. Mon harassant voisin n’exagère pas. À peine ai-je franchi derrière lui la coursive et mis le nez à l’air libre, qu’une volée de haricots secs s’abat sur moi. Elle est balancée de la dunette par un matelot, le visage grimé à la farine de blé, la barbe peinte en jaune d’or : « Allez, chirurgien, paye ton obole ou tu seras noyé ! » Corréard m’explique que je dois m’exécuter, c’est la tradition. Je lance une pièce au marin qui l’attrape avec une belle dextérité et me gratifie d’une poignée de haricots supplémentaires, en m’aspergeant en prime d’une louche d’eau de mer, à la grande joie de l’équipage et des passagers qui, en dépit du roulis, sont nombreux sur le pont. Ils acclament mon « baptême » de vivats variés tandis que retentit un roulement de tambour.
J’ai un goût modéré pour les liesses obligatoires mais je dois reconnaître que celle-ci n’est pas ordinaire. Le vent violent, la forte houle, le ciel de plomb que perce par instants un soleil pâle et presque inexistant, donnent une intensité dramatique à la fête. Ce soudain carnaval matinal de plus de trois cents personnes en plein océan a quelque chose d’incongru et de puissant. Mélange des genres et des gens, rires tonitruants, débordements parfois tendus lorsque ce soldat qui en guise de baptême a eu droit non pas à une louche d’eau mais à un pot de chambre plein, a dégainé sa baïonnette avant de la remettre au fourreau sous les huées. Marins grossièrement grimés qui vocifèrent au vent et beuglent à tue-tête des chansons à boire, officiers déguisés et passagers ivres, animés d’une joie aussi bruyante qu’artificielle… C’est comme si notre frégate n’était plus La Méduse, mais la Nef des fous. J’ai beau savoir que ce franchissement symbolique du tropique nous rapproche du terme de notre voyage, il me semble que notre lourd vaisseau dérive hors du monde et hors du temps…
Impression pas déplaisante mais éphémère, car un Neptune vociférant et saoul en qui je reconnais un second maître de timonerie, perd sa couronne en carton et met fin à ma méditation en me tendant une timbale emplie d’un breuvage ambré. À première vue, on dirait de l’urine chargée d’albumine. Interprétation trop médicale. C’est du vin de madère un peu tiède. Pas moyen de couper court, il me faut le boire. Un autre roulement de tambour ponctué de « cul sec ! » brailles m’accompagne tandis que je porte le verre à ma bouche. Je siffle le tout les yeux fermés sans m’étrangler, ce qui me vaut une salve d’applaudissements et une grande tape dans le dos du Neptune timonier qui sert déjà un autre passager. Pas un marin qui ne soit de la fête, même ceux qui veillent à la manœuvre sont grimés. Le commandant en personne est de la partie. Pour qui ne le connaîtrait pas, il semble s’être peint le visage en rouge, roi de la fête à la face de Bacchus décati. Mais ce n’est pas un déguisement : le vieil homme est simplement en tenue d’apparat et le teint violacé que fait ressortir sa perruque argentée n’est que sa mine habituelle, celle d’un homme dont on dit qu’il préfère la bouteille à la mer.
CHAPITRE VII
Chaumareys se racle la gorge en ronflant. Il est anéanti par une somnolence de table. C’est ainsi que le chirurgien du bord qualifie cet abrutissement passager qui fait qu’à chaque repas ou presque, le vieux gentilhomme pique du nez dans son assiette. La sauce au vin qu’elle contient se marie bien au teint purpurin de son visage plus marqué par les plaisirs que par les embruns. Le capitaine commandant La Méduse n’en était pas moins ce matin sur le pont de bonne heure pour tenter d’apercevoir à la lunette ce qu’on lui
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