La Malédiction de la Méduse
notre embarcation aux chaloupes.
Cette épopée a failli me coûter la vie, elle me la fait désormais gagner. On peut y voir une forme de justice immanente. En tout cas, ces mois passés à raconter, à trier le magma diffus et douloureux des souvenirs m’ont indéniablement apaisé. J’ai beau baigner chaque jour dans notre histoire, me réveiller souvent en plein cauchemar, il me reste, au-delà de la souffrance, le sentiment d’être un peu différent du commun des gens qui transpirent dans ce salon. Du moins je veux le croire, tout en sachant que s’ils ont entendu parler de notre histoire, les visiteurs du salon de 1819 ignorent évidemment qui je suis et me considèrent sans doute comme l’un d’entre eux. Je ne saurais leur donner tort, je ne cesse de constater moi-même à quel point et avec quelle facilité je redeviens anodin.
Voilà trois ans, mon existence paisible a basculé dans l’enfer. J’en ai réchappé, le quotidien a vite repris son cours ordinaire. Je ne « refais » pas ma vie, elle continue. Gabriele n’est plus là pour la bouleverser. La blessure qu’a provoquée sa disparition se referme et me laisse une longue balafre qui souvent me fait encore souffrir. Mais si les cicatrices restent pour témoigner de la douleur, elles sont aussi, pour qui les touche, d’une infinie douceur. C’est ce que me répète celle par qui je crois que je vais me laisser convaincre. Elle devrait être ici depuis près d’une demi-heure. Je scrute une fois de plus l’entrée du salon, et je l’aperçois, là-bas, à droite, tout au fond. Il semble qu’elle m’ait vu. Comme L’Argus du tableau sur la ligne d’horizon, elle fend le flot de la foule et vient à ma rencontre.
Épilogue
« Il ne faut jamais oublier qu’après la terre vient la mer, qu’après la mer revient la terre. »
Dino Buzzati
Après son mariage, Jean Baptiste Savigny s’établira comme médecin à Soubise, près de Rochefort, où il mourra à l’âge de 49 ans. Le fait qu’une rue porte son nom ne doit rien à son aventure, seulement à son passé de maire sans histoire (1826-1834) de cette paisible et peu riante bourgade.
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Alexandre Corréard abandonnera définitivement sa carrière d’ingénieur géographe pour celle de libraire-éditeur en publiant d’autres éditions de la relation de Savigny. Il lancera Le Journal du génie civil des sciences et des arts, s’essayera à la peinture (un portrait de Géricault) et tentera en vain de se frotter à la politique. Il conservera une rancœur procédurière à l’égard des officiers de La Méduse et du ministère de la Marine et mourra en 1857 à l’âge de 68 ans, aux Basses-Loges près de Fontainebleau.
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Hugues de Chaumareys sera libéré après trois ans de détention au château d’Ham dans la Somme. Il tentera en vain et à plusieurs reprises de retrouver son grade et ses décorations avant de se retirer sur ses terres, aux environs de Bellac, où il mourra en 1841.
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Déçu et affecté par l’accueil fait au Radeau au salon de 1819, Théodore Géricault partira pour l’Angleterre où le tableau exposé à l’Egyptian Hall obtient un considérable succès. Transférée ensuite à Dublin, la grande toile attirera plus de cinquante mille visiteurs. Géricault restera plus d’un an en Angleterre où il peindra beaucoup. Rentré à Paris, revenant à cheval de Montmartre pour rejoindre son atelier de la rue des Martyrs, il chutera. Resté accroché à sa monture par la boucle de sa ceinture, il sera traîné sur plusieurs mètres. En 1824, à l’issue d’une agonie d’un an et demi, il décédera, à l’âge de 33 ans, des suites mal soignées de cet accident.
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À la mort de Géricault, son atelier fut dispersé et des marchands proposèrent de découper le Radeau qui s’appelait alors toujours « Scène de naufrage », pour en acheter des fragments, considérant que le grand tableau morcelé en une série d’études anatomiques trouverait alors plus facilement acquéreur. Il fut heureusement vendu à un ami de Géricault qui le céda au Louvre. Là devenu Naufrage de La Méduse il subit plusieurs avaries. D’abord la chute d’une échelle (1848) qui fit un trou dans la toile. Puis les premiers outrages du temps dus à un emploi excessif de bitume par Géricault pour accroître l’intensité de ses tons bruns. Ces goudrons qui ne sèchent pas et fermentent sous les couches de pigments craquellent la peinture,
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