La Malédiction de la Méduse
décrivait comme le cap Blanc, qu’il avait déjà cru distinguer la veille alors que des passagers penchaient plus vaguement pour le Sahara. C’était en tout cas loin et blanc, il en avait déduit que l’important était de voir la terre.
La lourdeur de son sommeil ne l’empêche pas de capter quelques bribes des conversations qui se poursuivent à sa table. En fond sonore du magma confus qui lui tient lieu de rêve, il perçoit les propos diffus d’un officier qui fait le joli cœur en parlant du « balancement des vagues » que sa voisine d’un gloussement qualifie « d’exécrable ». Chaumareys, lui, n’a cure des mouvements de la mer. Il se laisse bercer au gré des billevesées mais finit par prendre lentement conscience de son réveil. Il ressent une douleur lancinante à la pommette gauche, celle qui repose sur le bréchet d’une volaille dont il ne se souvient pas s’être délecté avant de sombrer. Le vieux capitaine distingue maintenant l’odeur fade de la poularde froide et fait un effort surhumain pour savoir où il peut bien être, quand une voix haut perchée lui perfore le tympan : « Aaaaah commandant vous nous revenez enfin du pays des songes…»
Chaumareys aimerait ne pas connaître cette voix inimitable, mais c’est, pour son malheur, celle de Reine Schmaltz, l’épouse autoritaire et dépressive du gouverneur du Sénégal qui lui fait comprendre qu’il dort à table. Il distingue également la moustache pincée de Poinsignon. Le commandant du bataillon d’Afrique tapote nerveusement la nappe. Le siège du gouverneur est déjà vide. À mesure que Chaumareys évalue sa fâcheuse posture, il songe à la façon de s’en sortir.
Il pourrait feindre de se rendormir, mais choisit de se redresser. Ce qui ne va pas sans difficulté, ni sonores gargouillements intestinaux.
On lui tend une serviette dont il s’empare pour essuyer la sauce et la sueur de son front : « Madame, messieurs… je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses pour cette lamentable absence, ce sont, comment dites-vous, mes somnolences et vous n’ignorez point que même la faculté est impuissante à les combattre. » La perruque blanche du vieil homme est légèrement de guingois et sur sa tempe subsiste une traînée alimentaire indéterminée. Mais il n’en a pas moins repris meilleure figure. Il jette un œil presque vif au bristol renversé près de son assiette. « Menu du 2 juillet 1816 », peut-il lire en lettres anglaises. L’horloge de la salle à manger indique, quant à elle, 3 heures moins le quart. D’un geste assuré en dépit du tremblement dont sa main est animée, Chaumareys emplit son verre de vin blanc tiède. Le vin de Ténériffe acheté en route à Santa Cruz est fort et le coup de fouet plus violent que prévu. Le verre de cristal du commandant n’est pas encore aux trois quarts vide quand il se brise en s’écrasant contre ses dents brunâtres…
*
D’un ciel sans nuage, le soleil tape comme une brute sur le bordage. J’ai encore dans la bouche l’amertume du café fort que m’a donné le cambusier. Il est près de 3 heures, la mer a changé de couleur, l’eau me semble beaucoup plus claire et verte. J’y distingue un banc de ces poissons voraces dont Corréard m’a appris qu’on les nomme lubins. Faut-il y voir enfin la proximité de ces côtes que nous attendons tous et qui tardent à surgir ?
Je n’ai pas le temps de pousser plus avant mes interrogations, je me retrouve projeté au sol sans comprendre pourquoi. Sinon que le bateau vient de subir un choc effroyable. J’ai sur les lèvres le goût du sang et de la colère. Je cherche mon agresseur mais découvre vite que je ne suis pas seul en pareille posture. Un soldat gît sans connaissance, l’arcade sourcilière éclatée. Plusieurs autres passagers, comme moi affalés sur le teck calfaté du pont, tentent, eux aussi, de se relever. Au moment où je vais y parvenir, une seconde secousse tout aussi violente que la première m’envoie embrasser un rouleau de cordage graisseux. Dans le même temps, je prends sur le râble un homme ventripotent qui m’écrase de tout son poids et ne cesse de hurler comme un verrat qu’on saigne. J’ai la lèvre fendue mais ne pense pas avoir le nez cassé. À la couleur de l’habit du bestiau qui m’écrase, il s’agit d’un officier de marine.
*
Coincé entre sa table et la paroi en bois de bubinga de la salle à manger, le vicomte de Chaumareys a la
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