La Marquis de Loc-Ronan
est dans l’eau depuis au moins douze heures.
– Un autre ! un autre ! s’écria Keinec en désignant un second cadavre qui flottait à la suite du premier ; celui-là remue !
– Non, mon gars ; c’est le mouvement de l’eau qui te fait illusion.
– Mais en voici encore ! dit Marcof stupéfait.
Bientôt, en effet, le canot fut entouré par une double rangée de corps morts qui descendaient vers la mer obéissant au cours de la Loire. De minute en minute le nombre augmentait et allait toujours croissant. Les trois hommes étaient braves, mais leurs cheveux se hérissèrent à la vue de ce spectacle étrange et épouvantable.
– Tonnerre ! s’écria Marcof : la Loire est-elle donc devenue un charnier ? Nage, Keinec ! nage ferme, mon gars, et gagnons la terre au plus vite !
Keinec ferma les yeux pour ne pas voir, et il enfonça ses avirons dans les eaux du fleuve ; mais les corps des noyés qui froissaient ses rames le faisaient tressaillir, et une sueur abondante perlait à la racine de ses cheveux. Marcof et Boishardy se regardaient en silence, n’osant pas s’adresser la parole. Enfin le canot toucha la rive, et les trois hommes sautèrent vivement à terre. Un vieux pêcheur raccommodant ses filets se trouvait à quelque distance, Marcof l’appela.
– Que signifie cette nuée de cadavres qui encombrent le fleuve ? lui demanda-t-il brusquement.
– Ah ! mon bon monsieur, répondit le pêcheur en secouant la tête, c’est une malédiction qui est sur le pays, bien sûr. Depuis deux jours, la Loire charrie des morts ! On dit que c’est à Nantes qu’on les noie, parce que les prisons sont pleines et que la guillotine ne va pas assez vite !
– Horreur ! s’écrièrent les deux hommes en reculant d’épouvante.
Puis une même pensée leur traversa subitement l’esprit.
– Philippe ! dirent-ils ensemble.
Et tous deux, par un même mouvement, quittèrent le vieux pêcheur et s’élancèrent dans la direction de la dernière maison de la ville, en face de laquelle ils avaient aperçu en débarquant trois chevaux que tenait en main un paysan breton. Ce paysan était celui que Keinec avait été trouver à Batz, et auquel il avait transmis l’ordre donné par Marcof de se rendre à Lavau. Le gars reconnut son chef et le salua respectueusement.
Pendant ce temps, Keinec était remonté dans le canot, et, suivant la rive, il le conduisait à l’extrémité de Lavau, dans une sorte de petite anse naturelle, à demi cachée par de gros arbres qui garnissaient l’embouchure d’un petit ruisseau. Il amarra soigneusement l’embarcation au tronc noueux de l’un d’eux ; puis, aidé du jeune paysan auquel il avait fait signe de venir près de lui, il coupa à la hâte des genêts, des bruyères et des branches de chêne. Alors tous deux, avec une adresse merveilleuse, dissimulèrent le canot sous un véritable édifice de bois mort. L’absence totale des feuilles rendait leur travail plus difficile, néanmoins ils l’accomplirent rapidement. Cela fait, le paysan prit les ordres de Boishardy et s’éloigna, tandis que les trois hommes, s’élançant à cheval, se mirent en devoir de gagner Nantes en évitant soigneusement la grand’route qui, venant de Saint-Nazaire et passant à Savenay, les eût exposés à rencontrer des détachements républicains.
– Les chevaux sont bons, fit observer Boishardy en modérant l’ardeur de celui qu’il montait et en éprouvant le besoin de parler pour chasser les terribles impressions qui venaient de l’assaillir ainsi que ses compagnons.
– Oui, répondit Marcof ; nous serons à Nantes au coucher du soleil.
– Je le crois aussi.
– J’avais calculé notre départ en conséquence.
– À propos, mon cher ami, savez-vous que nous agissons comme de vrais fous ? dit Boishardy en se frappant le front.
– Pourquoi donc ? demanda Marcof.
– Regardez nos habits.
– Eh bien ?
– Le premier rustre qui nous rencontrera nous appellera chouans. Je crois, Dieu me damne ! que nous avons même conservé tous trois la cocarde noire !
– Vous dites vrai.
– Si nous entrons à Nantes avec ce costume-là, nous ne ferons pas trois pas dans la ville sans être arrêtés, incarcérés et tout ce qui s’en suit. Qu’en penses-tu, mon gars ? continua Boishardy en s’adressant à Keinec qui demeurait sombre et silencieux.
Le jeune homme releva la tête.
– Je pense, répondit-il, que j’entrerai à
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