La Marquis de Loc-Ronan
intrigue, et malheureusement je ne puis répondre moi-même.
– C’est étrange ! dit Boishardy en réfléchissant profondément.
– Voici les clochers de Saint-Étienne, fit observer Keinec en désignant du doigt deux flèches aiguës qui apparaissaient en ce moment sur la droite des voyageurs.
– Pressons l’allure ! répondit Boishardy, et enfonçons-nous sur la gauche ; nous redescendrons ensuite sur la ville, après nous être assurés que les bleus n’y sont pas. Eh bien, continua-t-il tout en éperonnant son cheval et en fixant un regard perçant sur les campagnes avoisinant la Loire ; Eh bien ! cette jeune Yvonne m’intéresse et je donnerais de bon cœur le peu qui me reste de bien pour découvrir l’endroit où on la retient prisonnière.
– Si toutefois elle vit encore ! répondit Marcof.
– N’en doute pas ! s’écria Keinec. Si Yvonne était morte, j’aurais été tué, j’en suis sûr.
– Espère, mon gars, dit le chef royaliste. Quant à moi je te promets qu’après avoir réussi à délivrer le marquis de Loc-Ronan, je t’accorderai mon aide pour chercher la pauvre enfant dont tu parles.
– Et si nous la retrouvons, continua Marcof, malheur à ceux qui l’auront fait souffrir !
Keinec ne répondit pas ; mais il leva les yeux au ciel en tordant la poignée du sabre qui pendait à son côté. On comprenait que le jeune homme murmurait intérieurement un serment terrible, et qu’il n’y faillirait pas.
XIV – LA PLACE DU DÉPARTEMENT
Quatre heures et demie sonnaient à l’horloge de la cathédrale de Nantes au moment où le soleil, déclinant rapidement, cachait son disque sous les nuages qui couraient de l’ouest à l’est, et jetait horizontalement ses rayons pâles et blafards sur les rives alors dévastées de la petite rivière de l’Erdre, qui traverse dans toute sa longueur l’un des principaux faubourgs de la ville pour aller verser ses eaux dans la Loire, en face l’île Feydeau au centre même de la vieille capitale du duché de Bretagne.
Désert et désolé, ce faubourg offrait l’aspect d’une cité après le pillage.
Les maisons en ruines servaient d’asile aux chiens affamés que l’affreuse disette qui désolait la ville avait laissés sans maîtres. À peine obtenait-on chez le boulanger la ration de pain nécessaire à la nourriture quotidienne : il avait bien fallu chasser sans pitié du logis les animaux domestiques, et les chiens errants s’étaient instinctivement réunis en bandes dans les quartiers déserts, comme ils se réunissent encore de nos jours dans les environs de Constantinople, ne pénétrant que la nuit dans le cœur de la cité. Au centre du faubourg, se dressait un magnifique peuplier orné de guirlandes, de rubans entrelacés aux trois couleurs nationales, et devenu depuis peu arbre symbolique de la liberté.
Çà et là quelques enfants sortis de la ville et venant jouer dans cette solitude, l’animaient seuls. C’étaient des fils de vrais patriotes auxquels, après les exécutions, revenaient de droit les vêtements qui couvraient le corps des victimes au moment où le couteau les frappait. Bien entendu que ces vêtements étaient ceux que le bourreau rejetait comme ne pouvant lui convenir.
Ces jeunes sans-culottes, espoir de la République une et indivisible, avaient établi, dans le faubourg dont nous parlons, une sorte de succursale de la halle aux habits, et s’amusaient à imiter les marchands et les crieurs. C’était quelque chose de hideux à contempler que ces jeunes têtes blondes, brunes et roses, coiffées de perruques ensanglantées ou de chapeaux également maculés de taches de sang humain.
Deux d’entre eux, les plus grands (ils pouvaient avoir de douze à treize ans), en étaient déjà venus aux coups à propos d’un habit couleur tabac d’Espagne garni de boutons d’acier. Évidemment les deux drôles avaient fait main basse sur les hardes que se réservait l’exécuteur ; car l’habit qui formait le principal sujet de contestation était trop frais et trop neuf encore pour avoir été dédaigné par monsieur de Nantes , comme on disait sous l’ancien régime.
Dans la lutte dont il était l’objet, le prix du combat avait eu à souffrir de nombreux accidents. Une manche était restée entre les mains de l’un des deux antagonistes, tandis que l’autre gamin brandissait les basques au bout d’un bâton ; mais ce qui causait la dispute, c’était la partie du
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