La mémoire des flammes
commandée par Napoléon Bonaparte avait battu les Autrichiens de Wurmser. Trois chasseurs de la Garde russe étaient occupés à essayer de desceller avec leurs baïonnettes la plaque de pierre gravée de ce nom de Castiglione, et le capitaine jugeait que cette activité méritait plus d’attention que les propos décousus de ce Français.
D’une main, Lefine tapotait le dos de Margont pour le calmer, de l’autre, il le retenait par la manche... Ah, il connaissait son ami, celui-ci risquait de foncer tête baissée au milieu de la Garde russe ! Margont changea de tactique.
— Écoutez, faites venir M. de Talleyrand. Lui me connaît, il vous confirmera qu’il faut prendre mes propos au sérieux.
Le capitaine commençait à perdre patience. Margont ajouta :
— Il y a deux jours encore, M. de Talleyrand obéissait à Napoléon et il côtoyait Joseph Bonaparte. Il a participé à l’organisation de la défense de Paris. C’est un peu à cause de lui que vous êtes tous blessés. Alors, allez donc le déranger !
Le capitaine songea que l’idée était intéressante. Il n’avait toujours pas « réalisé », « accepté », « digéré » (il ne trouvait pas de mot pour désigner ce qu’il ressentait à ce sujet) le fait que ce haut dignitaire de l’Empire n’ait pas été jeté en prison. Pis encore, le prince de Bénévent prenait le thé avec le Tsar !
— Très bien, répliqua-t-il. Je vais essayer. Pas pour vous, mais pour mon plaisir personnel. Seulement, si vous m’avez menti, je vous ferai exécuter sur-le-champ, vous et votre ami. J’en ai le pouvoir. Nous sommes bien d’accord ?
— Oui !
À ses yeux, déranger Talleyrand, c’était comme faire sauter d’un seul coup toutes les plaques des rues de Paris commémorant les victoires impériales. Il donna un ordre à un lieutenant qui fila aussitôt au pas de course. Margont ne possédait que des rudiments de russe. Il pensait avoir saisi ce que cet officier avait dit, mais... non... il devait avoir mal compris... forcément...
— Pouvez-vous me répéter en français ce que vous venez de dire à ce lieutenant ? demanda-t-il.
Le rictus du capitaine exprimait le dégoût.
— J’ai dit : « Allez trouver M. de Talleyrand et dites-lui de bien vouloir se présenter en personne à notre poste de garde pour une affaire de la plus haute gravité concernant le Tsar. C’est un certain major Margont qui le réclame. Essayez vraiment de faire en sorte que le chef du gouvernement français provisoire se déplace lui-même. »
— Le chef du gouvernement français provisoire ? Talleyrand ? répéta Margont.
— Oui. C’est très drôle, n’est-ce pas ?
Le chef de bataillon Lyzki revint enfin et rendit à Varencourt la lettre signée de Joseph. Son attitude était respectueuse.
— Votre ordre de mission est authentique, nous l’avons comparé avec d’autres documents émanant de Joseph Bonaparte qui sont en notre possession. Normalement, tout parlementaire impérial doit être reçu en même temps par des représentants de tous les pays belligérants...
— Cela va prendre des heures ! rétorqua Varencourt. Ma mission est des plus urgentes !
Lyzki l’interrompit de la main.
— Mais, dans votre cas précis, il s’agit d’une affaire personnelle, puisque le comte Kevlokine était un ami de longue date de notre Tsar. Donc Sa Majesté Impériale va vous recevoir. Si vous voulez bien me suivre...
— Oui, vous employez les mots justes. Il s’agit vraiment d’une affaire personnelle.
Le coeur de Margont bondit dans sa poitrine : Talleyrand arrivait ! Mais le visage du prince de Bénévent se décomposa en le reconnaissant. Un officier russe était venu lui dire avec insistance qu’il devait se rendre rue de Castiglione. « Une affaire des plus graves », « le Tsar », « un major en civil » voulait le voir, « lui personnellement »... Le capitaine de la Garde qui s’était adressé à lui tenait son message d’un officier, qui avait lui-même répété les propos d’un autre intermédiaire... Le nom de Margont et d’autres bribes du message initial avaient été perdus tout au long de cette chaîne verbale. Talleyrand n’avait rien compris. Il avait songé à un malentendu, ou alors un aliéné était venu semer le trouble à un poste de garde... Mais, puisque les Russes avaient insisté pour qu’il se déplace, il avait accepté, afin de ne pas envenimer plus encore ses
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