La mémoire des flammes
chamarrés. Sa venue plongeait tous les soldats dans la crainte. Varencourt fit semblant de lui prêter attention. Mais, en réalité, son regard passait au-dessus de lui et fixait l’hôtel particulier du prince de Bénévent.
— La vie du Tsar est en danger ! Je dois tout de suite parler au Tsar ! s’égosillait Margont en allemand.
Les Prussiens le regardaient, narquois. Un capitaine lui demanda :
— Et qui tu es, toi, pour vouloir sauver le Tsar ?
Margont ne savait que répondre. Fallait-il dire qu’il était major ? Ou surtout pas ? Il aurait dû réclamer une autre lettre à Joseph, mais ce dernier lui aurait ri au nez...
— Écoutez, dites aux hommes qui veillent sur le Tsar que quelqu’un veut assassiner Alexandre...
— « Sa Majesté Impériale le Tsar Alexandre I er ! » le rabroua l’officier.
— On va assassiner le Tsar !
Le capitaine changea d’expression.
— Tu sais combien mon bataillon a perdu d’hommes aujourd’hui ? Dix-huit. Nous avons aussi de nombreux blessés... Alors, un conseil, occupe-toi de ta vie plutôt que de celle du Tsar. Nous avons reçu des ordres stricts, nous devons ménager la population civile. Seulement, ton ami et toi, vous êtes en âge de servir sous les armes. Et ce n’est pas en trayant des vaches que l’on se fait le genre de cicatrice que tu as sur la joue gauche... Or je ne crois pas que l’ordre de respecter les civils s’étende aux militaires habillés en civil... Filez ou vous allez le regretter.
Margont et Lefine se noyèrent dans la foule, se faufilèrent dans les rues et se firent intercepter un peu plus loin. Mais, cette fois, Margont avait choisi un point gardé par des Russes.
Le général de la Garde russe avait été informé de la situation. Il lut la lettre de Joseph, puis entra directement dans le vif du sujet :
— Cette lettre paraît authentique. Mais je ne vous laisserai pas passer tant que vous ne m’en aurez pas dit plus.
Son français était impeccable. Mais Charles de Varencourt lui répondit dans sa langue, car il fallait que le plus de Russes possible l’entendent. Eux aussi étaient des brindilles qu’il voulait allumer, les futures flammèches de son grand brasier. Il se mit en colère, cria. Mais il faisait semblant. Tout cela n’était qu’un jeu, une partie de cartes, sa dernière, la plus belle !
Avec Paris et tous les Parisiens pour mise, rien de moins !
— En voilà assez ! C’est la dixième fois que je répète la même chose ! Je suis le major Margont et j’agis sur ordre de l’Empereur ! Sa Majesté Napoléon I er a demandé à son frère, Joseph I er , roi d’Espagne, de confier une mission secrète à un homme de confiance. J’ai l’honneur d’avoir été choisi. Je ne rendrai pas de comptes à un général ! J’ai ordre de ne m’adresser qu’au Tsar en personne !
Les généraux n’avaient pas l’habitude qu’on leur manque de respect. Et celui-ci, certainement encore moins que les autres, à voir l’empressement de tous les soldats alentour à se mettre au garde-à-vous et à présenter les armes pour saluer son arrivée. Varencourt l’avait remarqué et l’utilisait à son profit. Il serait plus crédible, estimait-il, en étant arrogant plutôt que servile, courtois, diplomate... Son premier objectif fut atteint : le général était furieux... De son gant blanc, l’officier désigna quelque chose sur le côté
— Varencourt ne daigna même pas tourner la tête – et l’avertit :
— Tu vois cette lanterne suspendue ? Je vais donner l’ordre qu’on l’enlève et je vais te faire pendre à sa corde. Tu gigoteras ainsi, la langue sortant de la bouche, sous une arcade de la jolie rue de Rivoli.
— Quand votre Tsar l’apprendra, il vous pendra à la lanterne d’à côté.
Il fallut quelques secondes au général pour ravaler sa rage. Puis il ordonna à des sentinelles :
— Conduisez-le !
Les carabiniers ne purent les accompagner. Au-delà de ce poste de garde évoluaient uniquement des soldats des Gardes russe ou prussienne et des aides de camp.
Margont s’entêtait, se répétait ! Tantôt il parlait français, tantôt un russe maladroit... Il voulait qu’on fasse avertir le Tsar, que l’on prévienne M. de Talleyrand qu’un certain Margont voulait immédiatement le voir... Il haussait la voix, criait : le capitaine qui lui faisait face en avait mal à la tête. Après l’avoir fouillé, enfin – enfin ! –,
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