La mémoire des vaincus
de retour.
— Tu es fou. Ils te fusilleront à l’arrivée.
— Ici, ils me fusillent tous les jours. Tous. Avec leurs yeux. Les blancs, les rouges, les noirs. Tous !
Les Russes blancs, c’est vrai, considéraient Makhno comme plus horrible que Lénine. Quant aux rouges, pour eux Makhno représentait l’aberration révolutionnaire, la pire, celle du gauchisme. Et les noirs le suspectaient de violences gratuites.
Fred, qui n’aimait pas les violents, les retrouvait toujours sur sa route. La bande à Bonnot dès l’enfance et, maintenant, Makhno.
Pourquoi ce désir de rencontrer Durruti ? À cause du souvenir de Pestaña ? Durruti, comme Fred excellent ouvrier métallurgiste, vivait depuis des années dans la clandestinité, combattant los pistoleros, ces tueurs professionnels recrutés par les gouverneurs, les patrons et les évêques pour assassiner les militants de la C.N.T. Durruti était devenu lui-même terroriste par autodéfense, mais tout semblait prouver qu’il y prenait goût. Il avait attaqué des banques, enlevé des juges. Condamné à mort par contumace en Espagne, au Chili, en Argentine, expulsé de sept pays, son rêve était pourtant bien pacifique : ouvrir des librairies anarchistes dans toutes les grandes villes du monde.
La situation des réfugiés politiques en France restait précaire. Sous le règne de Poincaré, que Léon Daudet appelait familièrement « le nain Raymond, ce sinistre péteux », il subsistait néanmoins une tolérance pour les libertaires. Exterminés en Russie (où, même la Croix-Noire, réplique de la Croix-Rouge, était interdite), garrottés en Espagne, électrocutés en Amérique, les anarchistes russes, bulgares, hongrois, espagnols, italiens, affluaient à Paris, lieu désormais privilégié de l’internationale noire. Ils affluaient, mais ne nous méprenons pas, ils ne formaient pas une foule suffisamment dense pour qu’un gouvernement puisse s’en inquiéter. La police les tenait à l’œil, surveillait leurs agissements, brandissant la menace de la proscription. Il avait fallu toute l’énergie de Louis Lecoin pour que Durruti ne soit pas refoulé en Espagne où le garrot l’attendait, ou embarqué pour l’Argentine qui le condamnerait au bagne. En ces années 20, Lecoin porta à bout de bras en France une théorie révolutionnaire qui paraissait anachronique. Octobre 17 éclipsait la Commune de Paris. Pire, le communisme s’appropriait les communards. Il ne restait plus à l’anarchie que des victimes, des exclus, des fugitifs. Tout naturellement, Fred se retrouva parmi eux.
Lecoin ne le mit pas en contact avec Durruti. Fred voyait bien que, pour les libertaires purs et durs comme Lecoin, il demeurait suspect. Un transfuge du Komintern n’est en odeur de sainteté pour personne. Seul Makhno lui faisait confiance. C’est par Makhno qu’il connut Durruti.
Musclé, massif, Buenaventura Durruti ressemblait à une sculpture primitive taillée dans le bois à coups de hache. Dès leur première rencontre, dans une allée déserte du bois de Vincennes où Makhno les avait réunis, les deux hommes ressentirent une sympathie et une confiance que les vicissitudes de leur existence ne devaient ensuite jamais altérer.
Durruti, avant de connaître Alfred Barthélemy, ne fréquentait, outre Lecoin qu’il plaçait à part (dans une sorte de chapelle pieuse, si l’on peut utiliser telle expression pour des anticléricaux aussi virulents ; mais la tête ronde de Lecoin se nimbait d’une auréole de ce que l’on devrait bien appeler une sorte de sainteté laïque) que Makhno et Émile Cottin. Cottin et Durruti avaient un point commun : ils avaient acquis leur notoriété, le premier en tirant sur Clemenceau, le second en montant un attentat contre le roi d’Espagne.
Fred désapprouvait totalement ces attentats individuels qui engendrent une répression collective. Il s’en expliqua avec Durruti qui se rendit à ses raisons. Aussi ne manifestait-il aucune envie de fréquenter Cottin que Lecoin (toujours lui !) avait réussi à faire libérer, après cinq ans de détention, en intervenant auprès du Cartel des gauches.
— Sais-tu, dit Durruti à Fred, qu’en même temps que le conseil de guerre condamnait Cottin à mort, qui avait seulement blessé Clemenceau, Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, était amnistié ?
Fred, silencieux, pensait qu’en Russie, ni Villain ni Cottin, n’auraient survécu à leur condamnation. Mais le
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