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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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communiste important, adversaire de celui de Moscou et avec lequel nous pouvons donc travailler.
    Durruti conservait des manières plébéiennes qui déroutaient l’intellectuel Mühsam. Il parlait en effet très fort et, pour accentuer ses paroles, frappait la table de ses énormes poings.
    Mühsam se mit à marcher de long en large, les bras derrière le dos. Il s’arrêta soudain, fit volte-face, dévisagea ses deux visiteurs avec un certain étonnement, comme s’il les découvrait.
    — Le drame, c’est que chacun se complaît dans son petit monde. Quand tu étais à Moscou, Barthélemy, tu ne repérais pas plus loin que la lorgnette de Zinoviev. Maintenant, ton regard ne traverse pas le Rhin. Et toi, Durruti, tu ne vis plus en Espagne et pourtant tu traces les frontières de l’Espagne autour de toi, comme un cercle de craie. Vous me direz que, moi aussi, mon regard ne porte pas assez loin. Mais il faut jouir d’une vue perçante pour distinguer ce que trame ce petit homme à l’imperméable chiffonné. Les socialistes en ricanent. Les communistes se tapent sur les cuisses. Moi, je vous l’affirme, cet homme est le diable en personne. Il a écrit un livre, Mein Kampf, où il révèle toute sa doctrine, tous ses plans. Personne ne le lit. Personne ne le prend au sérieux.
    — Mais que propose-t-il, ton Hitler ?
    — Il reprend à son compte toutes les idées de l’extrême gauche : abolition des revenus ne résultant pas directement du travail, nationalisation des cartels, partage avec l’État des bénéfices de la grande industrie, expropriation des grands magasins et leur location à bas prix aux petits commerçants, abrogation du traité de Versailles…
    — Eh bien ! Ce n’est pas si mal !
    — Il promet la lune, mais en même temps il agite de vieux démons : la race, la haine des Juifs. Vous n’avez pas rencontré ses S.A. De vrais voyous. Actuellement, il ne fait plus parler de lui. Mais je le sens qui se prépare. Je vous le dis, mes camarades, ce nouveau parti qui se proclame ouvrier est un ramassis de voyous. Hitler se modèle sur Mussolini, mais aussi sur Staline. Il est loin du pouvoir, mais s’il l’obtient ce sera terrible.
    Durruti et Barthélemy revinrent d’Allemagne déçus par Mühsam. Ils étaient allés lui présenter une Espagne avenir du monde et il ne les avait entretenus que des pitreries d’un acteur de second rôle que lui seul prenait au sérieux.
     
    À la fin de 1928, Claudine accoucha d’un second enfant, prénommé Louis. Mariette avait maintenant deux ans. Elle s’amusait avec sa poupée, passait de longs moments à regarder le bébé dans son berceau, parlait peu, observait autour d’elle, avec attention, les meubles, les objets et ces deux êtres verticaux, énigmatiques, ses parents. Parfois, Fred la juchait sur ses épaules et ils descendaient en bord de Seine. Des coups de masse faisaient trembler les berges. Des milliers de pieux enfoncés dans l’île Seguin formaient les futurs points d’appui à l’assise de l’usine Renault qui s’y construirait en extension aux actuels ateliers de Billancourt. Fred s’étonnait de rester si longtemps lié à cette boîte, de retourner chaque jour dans le même atelier, de voir aux établis voisins les mêmes têtes. Être marié à Claudine et père de deux enfants ne le surprenait pas moins. Cette vie tranquille contrastait à tel point avec la tempête qu’il retrouvait en rejoignant le dimanche Makhno et Durruti, qu’il ne savait plus très bien qui il était, quel rôle il jouait. Seule l’écriture le rééquilibrait.
    Il continuait à écrire tous les soirs, au crayon (sa vie d’atelier lui avait donné l’habitude du crayon de bois à mine de graphite) sur des petits cahiers quadrillés. Il accompagnait de moins en moins souvent Claudine chez ses parents puisque seuls les dimanches lui permettaient de rejoindre Makhno et Durruti, d’assister à des réunions, de rencontrer d’autres militants.
    C’est ainsi qu’en janvier apparut au Libertaire un revenant. Un vrai revenant. Lazare en personne. Un vieillard au teint cireux, aux cheveux blancs comme du plâtre. Un revenant de l’anarchie terroriste du temps de la bande à Bonnot. Fred n’avait jamais entendu parler de cet homme, mais les militants le recevaient avec affection et prévenance. May Picqueray dit à Fred qu’il s’agissait de Marius Jacob, condamné au bagne à perpétuité en 1905. Marius Jacob avait passé neuf

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