La mémoire des vaincus
voleur et assassin de paisibles populations, qui commit avec un sadisme fou les plus abominables attentats et qui, paraît-il, se prélasse en ce moment chez nous. »
Assimiler un anarchiste à un bandit, Fred en avait l’habitude. C’était la manœuvre habituelle des bolcheviks. Mais dire du malheureux Makhno : « qui, paraît-il, se prélasse en ce moment chez nous », relevait de la plus parfaite ignominie. Fred se précipita chez les Delesalle, leur demandant qui était ce Barbusse.
— Un communiste, précisa Paul. Un grand écrivain aussi. Tu n’as pas lu Le Feu ? Il vient de fonder avec Francis Jourdain l’Association des amis de l’Union soviétique. Un homme honnête, mal renseigné peut-être pour Makhno. Toujours ce roman de Kessel qui traîne dans tous les tiroirs.
Fred décida de le rencontrer. Chose facile, Barbusse s’empressant de recevoir cet ouvrier métallurgiste. D’aussi grande taille que Fred, avec des joues creuses et des lèvres minces, sa maigreur était telle que ses os avaient du mal à le porter. Il fléchissait sous on ne sait quel poids. Que ce prolétaire intercède pour Makhno l’incommoda. Il fit dériver la conversation vers Renault, l’oppression patronale.
— Louis Renault est un exploiteur et son usine un bagne, n’est-ce pas ?
— Un bagne dont on peut sortir chaque soir ; ce n’est pas le cas des bagnes sibériens.
— Qu’en savez-vous ?
Fred n’était pas encore décidé à se démasquer. Il parla de Makhno avec chaleur, de sa misère, de ses blessures, du rôle qu’il joua dans l’écrasement des armées blanches.
Barbusse se dérobait. À toutes les tentatives de Fred pour le décider à rétablir la vérité à propos de Makhno, il prenait des tangentes. Jamais Fred n’arriva à saisir son regard. Ses mains effilées brassaient l’air. Fred évoqua la répression qui, après avoir frappé les anarchistes et les socialistes révolutionnaires, atteignait maintenant tous les compagnons de Lénine. Puisque lui, Barbusse, se disait ami de l’Union soviétique, son premier devoir était de mettre Staline et Boukharine en garde contre cet esprit de destruction qui semblait les submerger.
— Les révolutions ont un destin tragique, gémit Barbusse.
— Les hommes aussi. Regardez Zinoviev, Trotski, monuments tombés de leur socle. Comme Makhno.
Barbusse prétextant une migraine, demanda à Fred de saluer les travailleurs de son atelier et se retira, presque cassé, le buste en avant, comme s’il allait tomber.
Soudain, le vent de la politique tourna, d’Est en Ouest. On ne se préoccupait que de la Russie. L’Amérique entra alors en scène. Par la porte de la répression.
Depuis 1921, deux anarchistes italiens, émigrés aux États-Unis, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, condamnés à mort pour le meurtre supposé d’un trésorier-payeur et du gardien d’une usine, attendaient leur exécution, sans cesse retardée. Au début de 1927, un câble d’Amérique informa l’Union anarchiste que la chaise électrique se préparait pour Sacco et Vanzetti. Pendant tout le premier semestre, Fred suivit dans Le Libertaire les péripéties de la défense organisée en France toujours par ce même petit homme, pas plus haut que Flora, Louis Lecoin. Il avait du mal à se concentrer devant son établi, du mal à ne parler que de banalités avec Claudine. Il avait l’impression que cette affaire Sacco et Vanzetti lui échappait, que c’est lui qui aurait dû se trouver à la place de Lecoin. Resterait-il indéfiniment spectateur ? Il aurait voulu crier que ces deux seuls anarchistes condamnés à mort en Amérique, et dont la culpabilité n’avait jamais été prouvée, pesaient aussi lourd que les milliers d’anarchistes russes tués d’une balle dans la nuque en descendant les marches des caves de la Tchéka. Aussi lourd, parce que l’Amérique symbolisait jusqu’alors la liberté, la Russie s’attribuant l’emblème de l’égalité. Pour forcer le peuple russe à l’égalité, les bolcheviks tordaient le cou à la liberté. Mais l’Amérique inégalitaire, si elle se mettait, elle aussi, à persécuter les libertaires, où subsisterait-il une terre d’asile ? N’était-ce pas en Amérique que tant de proscrits s’étaient réfugiés jadis : Trotski, Voline, Emma Goldman…
Lecoin se démenait. De semaine en semaine, Le Libertaire rendait compte de son action. Il avait convaincu Jouhaux de mettre en branle la C.G.T.,
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