La mémoire des vaincus
Victor Basch de faire intervenir la Ligue des droits de l’homme, Joseph Caillaux (mais oui, le Caillaux de Vigo de Almereyda) de télégraphier à la Maison-Blanche, Mme Curie d’intercéder auprès des scientifiques d’outre-Manche. Lecoin organisait des meetings, collectait des signatures (trois millions de signatures pour sa pétition). Lorsque, le 23 août, parvint à Paris la nouvelle de l’exécution de Sacco et Vanzetti, Fred se précipita vers le centre de la capitale. La foule, une foule énorme, manifestait, tentant, malgré les charges de la police, de prendre d’assaut l’ambassade américaine. Ces hommes et ces femmes, soulevés d’indignation contre l’injustice, descendus spontanément dans la rue pour une cause strictement humanitaire, démontraient à Fred que tout n’était pas perdu, que Lecoin avait raison, que le silence et le retirement, que son silence et son retirement, s’ils persistaient, seraient lâcheté.
À la fin de l’année, Alfred Barthélemy rencontra Louis Lecoin. Toute cette publicité faite à Makhno par le livre de Kessel aboutissait à ce que la préfecture de police décide l’expulsion de l’Ukrainien. Fred intervint donc auprès de Lecoin pour qu’il essaie d’obtenir l’annulation de cette mesure.
Lecoin partageait la méfiance des anarchistes pacifistes pour ce foudre de guerre que fut Makhno. Il suffit que Fred lui décrive la déchéance de l’homme, son désarroi, sa solitude, pour que Lecoin s’échauffe :
— J’ai bien réussi à empêcher l’extradition de Durruti qui voulait assassiner le roi d’Espagne. La violence de Durruti ou de Makhno me répugne et je ne les suivrai jamais dans cette voie. Mais s’ils deviennent victimes, s’ils souffrent de la violence, je suis prêt à me dévouer pour eux.
— Durruti, demanda Fred, Durruti de la C.N.T. ?
— Tu le connais ?
— Non, mais j’ai connu Pestaña et Nin… Comment va l’anarchie, en Espagne ?
— Formidablement bien. On la persécute. On étrangle les anarchistes au garrot. Ce qui n’empêche que nous sommes la plus forte organisation révolutionnaire en Catalogne.
— J’aimerais rencontrer Durruti.
— Je lui demanderai de te voir. Et toi, pourquoi ne milites-tu plus ? Que le communisme t’ait dégoûté de la politique, rien de plus normal. Seulement tu es vacciné, maintenant. Bon, fais ce que tu veux. Pour Makhno, te tracasse pas. J’irai voir Chiappe.
Lecoin serait allé voir le pape si cette visite pouvait sauver une cause qui lui était chère. Il avait un tel don de convaincre, que personne ne lui refusait jamais rien.
Bien sûr, puisque Lecoin s’en mêla, Makhno ne fut pas expulsé. Comme il s’ennuyait dans son immeuble de brique de Vincennes, Fred lui servit de guide et d’interprète dans les réunions anarchistes. Makhno ignorait tout de la situation politique en France qui, d’ailleurs, ne l’intéressait pas. Fred s’aperçut très vite que Makhno détestait les intellectuels par un complexe de plébéien inculte et qu’il s’accrochait à lui, parce qu’il était un ouvrier, qu’il parlait russe, qu’il avait vécu en Russie, connu Igor et les gardes noirs. Il s’attacha tellement à Fred que celui-ci lui devint indispensable. Comme tous les délaissés, Makhno, vite tyrannique, se plaignait sans cesse de ce que Fred ne lui accordait pas assez de temps. Dès qu’il arrivait dans le petit logement, Makhno l’empoignait par le bras et le poussait dehors. Il lui déplaisait que Fred cause avec Galina. Il faut dire que Galina prenait un plaisir sadique à critiquer Makhno, à le dévaluer. Comment se comportait-elle dans l’intimité, on ne le sait, mais dès que, dans leur une pièce-cuisine, s’introduisaient de rares visiteurs, elle s’acharnait sur son mari, ne lui ménageant pas les mots blessants, alors qu’elle minaudait auprès des inconnus. Une fois que Fred évoquait Toukhatchevski, elle s’écria :
— C’est un vrai général, lui, c’est pas comme Nestor !
Ces perpétuelles allusions aux généraux de l’armée rouge : Toukhatchevski, Boudennyï, Vorochilov, ulcéraient le vaincu. Fred remarqua, contrarié, que Makhno estimait ces généraux, qu’il jalousait leur carrière et qu’il échafaudait dans sa tête des stratagèmes pour retourner en Russie.
— Ils comprendront que je peux leur être utile, disait-il. Ils ont chassé Trotski, qui m’a trahi. Je vais demander à l’ambassade un visa
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