La mémoire des vaincus
stipuler n’était-ce pas faire l’éloge de cette société capitaliste qu’ils exécraient autant que la société bolchevique ?
Impossible de cacher plus longtemps à Claudine qu’il reprenait une activité politique. La surprise fut grande pour la jeune femme qui ignorait qu’il s’agissait d’une récidive, et qui croyait à un incompréhensible engouement. Elle avait bien observé chez Fred un changement d’attitude, de nombreuses absences, un air d’être ailleurs, mais elle mettait cela sur le compte de cette Flora et de son fils. N’était-ce pas depuis cette néfaste nuit à Montparnasse que Fred n’était plus le même ? Ce militantisme n’était-il pas un prétexte qui masquait la vraie raison ?
— Pourquoi, dit-elle, pourquoi t’intéresser comme ça à la politique ? Tu trouves mon père raseur avec ses grands principes. Enfin, tu vas pouvoir discuter maintenant avec lui. Nos dimanches seront plus gais.
Fred savait bien que le jour où sa vraie vie politique l’absorberait, le jour où il publierait le livre qu’il commençait à écrire, le drame éclaterait dans la famille de Claudine, et qu’il apparaîtrait comme un dissimulateur, doublé d’un renégat.
— Pourquoi ne me parles-tu jamais de la mère de ton fils ? insinua Claudine, qui ne voulait pas passer pour dupe. Germinal, nous devrions l’inviter ici, parfois.
— La mère de mon fils ? Tout cela est si vieux qu’il me semble avoir eu deux vies. Quant à Germinal, il ne m’aime guère. Il pense que j’ai abandonné sa mère.
— Oui, pourquoi l’as-tu abandonnée ?
— Je ne l’ai pas abandonnée. C’est la guerre qui m’a pris. Je n’avais pas le choix. Ensuite, nous nous sommes perdus. Le principal, c’est que je t’ai trouvée, toi, ma Claudine.
Fred était sincère. Il n’avait pas revu Flora, sinon multipliée par les peintures de Baskine, sinon enkystée dans ses rêves. Est-on responsable du vagabondage de son esprit ? De la mouvance de ses désirs ? Il désirait Flora, la Flora nue de Baskine, plus fort qu’il ne l’avait jamais désirée lorsqu’elle était sienne et justement, parce qu’il savait la violence de cette passion pour Flora, il la fuyait. Jamais, après avoir contemplé les peintures de Baskine, il ne retourna à Montparnasse. Souvent, chez Renault, attentif devant son établi, les forets à langue d’aspic, les mèches à téton, les gouges de forme arrondie, se transformaient en lèvres, en seins, en fesses. Toute une fantasmagorie érotique où le corps de Flora déferlait parmi les pièces d’acier, les bousculait, s’insérait à leur place. Fred, médusé, n’osait plus se servir de ses outils. Il n’entendait plus le fracas des machines. Il s’en allait vers les Halles, vers la rue Poissonnière et Flora surgissait, balançant ses petites jambes blanches à l’arrière d’une charrette de poissonnier.
Il aimait trop Claudine et Mariette pour mettre en péril ce bonheur. Déjà, le militantisme risquait fort de le perturber. Il présumait bien que Claudine, confrontée à Flora, ne tiendrait pas longtemps sous le choc. De Flora, émanaient une force sauvage, une sensualité radieuse, si naturelles lorsqu’ils vivaient ensemble, qu’il n’y avait pas attaché assez de prix. Il avait suffi qu’il la voie pendant une seule nuit évoluer à Montparnasse, qu’il la regarde comme une étrangère, pour que ces particularités explosent sous son nez. Il avait découvert Flora dans les regards concupiscents des hommes qui l’abordaient. Flora radieuse, provocante, souveraine.
Fred reprit :
— Le principal, c’est que je t’ai trouvée, toi, ma Claudine.
Le regard confiant de Claudine. Elle hésita, confia avec son calme habituel :
— Je n’en suis pas sûre. Peut-être bien que Mariette aura un petit frère. Faudra que je consulte le docteur.
Maintenant, tous les soirs, une fois Mariette couchée, Fred posait un cahier d’écolier sur un coin de la table de la cuisine et écrivait ; décrivait tout ce qu’il avait vécu en Russie, l’enthousiasme des premières années de la Révolution, le désenchantement qui suivit, la mise en place de l’appareillage habituel de l’État, la bureaucratisation, la militarisation, l’univers carcéral, les rivalités entre les chefs du Politburo, l’éviction de l’opposition. Il se souvenait que Vergniaud, le leader des Girondins, avait dit de la Révolution française lorsqu’elle
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