La mémoire des vaincus
touche Makhno rien n’est dû à mon imagination. » Fred lisait, stupéfait de ce que Kessel racontait le plus tranquillement du monde, insouciant de l’homme traqué à Paris, sans ressources, incapable de se défendre : « Un personnage aussi barbare, aussi sanglant que celui de Makhno… tout bandit qu’il fut… Makhno n’aimait pas les Juifs. Si tuer les orthodoxes lui était un simple plaisir, massacrer les Juifs lui apparaissait comme un véritable devoir… » Kessel décrivait les prétendues orgies de la makhnovitchina, les prisonniers hachés, la danse des cosaques sur les cadavres : « Makhno massacre les Juifs, les bourgeois, les officiers, les commissaires, bref, pendant deux années terrorise l’Ukraine entière. » Kessel évoquait aussi Voline. Le rôle qu’il lui attribuait était curieusement exagéré. Non seulement Voline n’avait pas dirigé les études de l’adolescent Makhno, mais en faire le chef du gouvernement de la makhnovitchina tirait un peu trop les draps du côté de celui qui ne participa à la guerre civile en Ukraine que pendant six mois. Kessel valorisait l’intellectuel Voline au détriment du paysan Makhno. On ne respecte que les gens de son monde, se disait Fred, agacé. Voline, qui parlait parfaitement français, qui pouvait s’exprimer aussi bien à la tribune que dans la presse et par le livre, reprenait à Paris son rôle de théoricien. Makhno, lui, vaincu, muet, ne tenait plus aucun rôle. Vaincu et muet comme Fred, lui-même, l’était devenu. Il se sentait proche, si proche de Makhno. En même temps, Voline lui servait d’exemple. Grâce à ce dernier, il s’apercevait que seule l’écriture sauve la mémoire. Auparavant, jamais l’idée de rédiger ses impressions ou ses souvenirs ne l’avait touché. C’est dans la révolte, le dégoût que le livre de Kessel lui fit monter à la gorge, qu’il décida de tout révéler, de tout écrire sur ce qu’il avait vécu en Russie, de défendre Makhno, de témoigner pour tous ceux que la Tchéka étranglait dans les caves de la Loubianka, pour Aaron Baron resté à Boutyrki, pour Igor et les gardes noirs disparus, pour Victor Serge, pour Alexis…
Claudine constatait bien l’évolution de Fred. Elle mettait cette transformation sur le compte de Flora et de Germinal retrouvés. Pourtant, Fred n’avait pas revu Flora, sinon par les multiples peintures de Baskine. Ces peintures s’interposaient d’ailleurs entre sa Flora à lui et la Flora de Baskine. La Flora de ses souvenirs, si différente de celle surgie dans le sous-sol de la Coupole. Mais telle est la puissance des choses peintes que la Flora nue, la Flora court-vêtue, la Flora impudique, le poursuivait. Ces touffes blondes des aisselles et du pubis, sur lesquelles s’était attardé l’artiste, l’obsédaient.
Que Fred se préoccupe de sa première compagne et de leur enfant paraissait tout naturel à Claudine. L’affectait, par contre, ce détachement qu’elle remarquait, de plus en plus vif, vis-à-vis de ses parents et de son frère. Dans leur logement de Billancourt, Fred restait le même, toujours aussi passionnément empressé aux moindres caprices de Mariette ; mais le dimanche, à Pantin, il cachait mal son ennui. Répondant souvent de travers aux questions de son beau-père, il n’avait plus le cœur à plaisanter avec Hubert qui l’observait avec cette sollicitude que l’on montre aux malades. Les après-midi se passaient à jouer aux cartes, d’interminables parties, en buvant des bocks de bière. Fred, distrait, tracassé par les moyens qui lui permettraient de fréquenter Makhno et de reprendre contact avec les milieux libertaires, perdait par inattention ; ce qui lui valait les récriminations aigres de son partenaire. Pour éviter de tels incidents, Claudine prit l’habitude d’être sa coéquipière. Elle plaisantait, en retournant vers Billancourt :
— Comment peux-tu confondre la dame de pique et la dame de trèfle ? À quoi pensais-tu ?
Comme il est habituel lorsque l’on rumine quelque chose de précis, Fred répondait :
— À rien. À quoi veux-tu que je pense ?
Alfred Barthélemy se remit à parcourir les journaux, notamment Le Libertaire et L’Humanité. Dans L’Humanité, il trouvait dans chaque numéro motif à indignation, mais un article, signé Henri Barbusse, dépassa les bornes. Fred lut et relut ce paragraphe, n’en croyant pas ses yeux : « Le chef de bande Makhno,
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