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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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années au cachot en Guyane, les fers aux pieds. Il y avait subi quinze ans de régime cellulaire, tenté dix-neuf évasions. Ce vieillard entrait dans sa cinquantième année. Depuis plus de vingt-cinq ans, il n’avait pas marché dans une rue, seulement dialogué avec des codétenus. Libéré à la suite d’une réduction de peine, il découvrait un Paris qui n’était plus le sien. Des tramways remplaçaient les voitures à chevaux. Il ne connaissait plus personne et personne ne le connaissait. Seul lien avec son passé : Le Libertaire. Il y apprenait que tous ses amis étaient morts, que la C.G.T. marxisée laminait l’anarcho-syndicalisme, qu’en Russie les bolcheviks décimaient les anarchistes. Il restait assis, anéanti, ses yeux noirs, encore plus noirs dans la pâleur de son visage buriné, fixant avec intensité les hommes et les femmes qui l’entouraient. Personne ne l’avait approché du temps où ses cambriolages rocambolesques lui valurent d’inspirer les aventures d’Arsène Lupin, personnage de fiction aujourd’hui plus célèbre que son modèle. Marius Jacob, cramponné à sa chaise, avait un ébahissement d’enfant. Le monde qu’il découvrait était un monde fou, aussi fou que celui des gardes-chiourme de Cayenne. Au bagne, il avait étudié le droit. Le droit ? Comme s’il existait d’autre droit que celui du plus fort, du plus riche, du plus beau ! On garda Marius Jacob, vissé sur sa chaise, jusque tard dans la nuit. Il ne voulait plus s’en aller. Il ne voulait plus aller nulle part. En désespoir de cause, on lui fit un lit de camp au milieu des piles de journaux et il resta seul à dormir dans le local désert.
     
    En février 1929, Trotski fut expulsé d’U.R.S.S. Pourquoi Staline, qui l’avait jeté dans ces poubelles de l’Histoire où Trotski, lui-même, aimait enfouir ses adversaires, le ressortait-il soudain pour le lancer à la face de l’univers ? Mystère. Pensait-il qu’il ne se relèverait jamais de cet affront ? Pensait-il que l’Occident allait persécuter le créateur de l’armée rouge et que l’exil lui serait son enfer ? Staline, qui n’avait jamais quitté la Russie et qui ne la quittera jamais, connaissait bien mal l’Occident. L’Occident raffole des martyrs. Pour les Occidentaux, Trotski au pouvoir était un monstre ; Trotski, chassé du paradis soviétique, devenait une victime qu’il fallait aimer.
    Que Zinoviev prononce son autocritique, soit réintégré dans le Parti et proclame son allégeance à Staline, n’étonna pas Fred outre mesure. Doriot qui, en Russie, se montrait disciple zélé du puissant Trotski ne s’affirmait-il pas en France son plus enragé accusateur ? Doriot et le parti communiste français misaient à fond sur Staline. Par contre, que le trotskisme (ainsi baptisé par Zinoviev avec une rare prescience) revendique déjà le statut de religion, stupéfiait Fred Barthélemy. À peine le communisme établissait-il sa catholicité, qu’un schisme apparaissait, ébranlant la gauche. Comment l’Union anarchiste, moribonde, se relèverait-elle de ce nouveau raz de marée ? Fred s’interrogeait pour savoir s’il y militerait. En Espagne, il eût déjà adhéré depuis longtemps. Mais en France, que représentaient maintenant les anarchistes, sinon une fidélité à un idéal qui n’intéressait guère qu’eux-mêmes ? Chez Renault, ses collègues avec lesquels il discutait lorsqu’ils décampaient en troupeau compact par les grilles de l’usine, au coup de sirène du départ, étaient tous fascinés par ce qui se passait en Russie. Fred voyait bien que la liberté (premier souci des anarchistes) leur importait moins que l’égalité. Dans les meetings libertaires, il intervenait souvent, à regret, comme opposant. À ceux qui soutenaient que la Révolution soviétique pourrissait par la tête, il rétorquait que tous les compagnons de Lénine, et Lénine lui-même, étaient des vertueux et que celui que l’on considérait alors comme le plus vertueux de tous était Staline. La vertu, disait Alfred Barthélemy, conduit à la terreur. Voyez Torquemada, voyez Robespierre. J’ai connu autrefois les gars de la bande à Bonnot. Tous des vertueux ! Ne croyez pas que les masses russes ont été acquises au communisme seulement par la terreur. La terreur n’existe que parce que les masses russes approuvent la terreur. Subjuguées par le bolchevisme, elles n’écoutaient pas nos camarades qui prêchaient

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