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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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seulement pour quelques convertis. Le bolchevisme n’aurait pu s’emparer du pouvoir sans le soutien des masses. Le bolchevisme, c’est l’ordre et l’égalité dans la médiocrité. Les masses n’aiment ni le désordre, ni la liberté, dont elles ne savent que faire. Seuls les moujiks étaient des libertaires innés, c’est pourquoi Staline vient de décréter l’étatisation totale de l’agriculture. Or qui, parmi nous, se soucia jamais des paysans ? En Espagne, oui. Il n’y a que l’Espagne qui soit vraiment anarchiste.
    Parce qu’il travaillait dans une immense usine, Fred se rendait compte que le développement de la grande industrie amenait une nouvelle discipline sociale. Au début du siècle, la plupart des militants libertaires appartenaient au monde de l’artisanat. L’artisanat tombait en désuétude et l’anarchie avec. Il fallait réagir. Fred s’élevait dans les réunions contre des idées trop confuses, des rabâchages de formules usées, des méthodes de propagande anachroniques. Mal diffusées, mal imprimées, peu lues, les publications anarchistes n’atteignaient pas leur but. Alors que les intellectuels influents flirtaient avec le parti communiste ou commençaient à s’enthousiasmer pour le trotskisme, l’Union anarchiste ne réussissait à attirer qu’un seul d’entre eux, le philosophe Alain, collaborateur régulier du Libertaire, unique universitaire français ayant dénoncé la répression contre les anarchistes russes.
    Alfred Barthélemy, qui se laissait de nouveau aller à sa fringale de lectures, lisait à la fois les journaux provenant de Russie et les journaux russes de l’émigration. Il était ainsi plus au courant que quiconque de ce qui se passait en U.R.S.S. On n’y parlait que du trotskisme, de l’exil de Trotski. Or Fred observait qu’une transformation effrayante s’opérait en U.R.S.S. Lorsqu’il vivait à Moscou, les opposants mis en accusation par les bolcheviks protestaient, se battaient jusqu’à la mort, criaient leur indignation devant la révolution trahie. La répression prenait maintenant des formes plus subtiles. Les vieux bolcheviks, déportés en Sibérie ou en Asie centrale, partaient sans murmurer, disant seulement que le salut de la révolution demandait leur exclusion. Ils approuvaient leurs juges. Les cellules communistes organisaient des meetings pour exiger des condamnations plus dures et les procureurs accédaient à la voix des masses. Il semblait bien en effet que la terreur qui s’étendait sur toute la Russie exprimait la voix des masses, que Staline lui-même n’était que l’incarnation de ces masses aveugles (ou aveuglées).
    Durruti avait fini par imposer à Fred la présence de Cottin. Toutes ses préventions tombèrent dès le premier contact avec ce petit homme blond, à la courte moustache et aux cheveux longs. Il fut conquis à la fois par l’extrême douceur qui émanait de toute sa personne et par la vaste culture de cet autodidacte, grand lecteur de Montaigne, de Voltaire, de Rousseau, de Marx, de Bakounine. Fred lui raconta sa visite chez Kropotkine et l’enterrement du prince anarchiste. Louis-Émile Cottin avait exactement le même âge que Durruti, soit trois ans de plus que Fred. Végétarien, Cottin ne buvait ni vin, ni alcool. Fred le rapprocha de Valet. Comment ce menuisier-ébéniste, timide et calme, avait-il pu tirer sur Clemenceau, le 19 février 1919 ? Et pourquoi ?
    Cottin répondait à Fred la même chose qu’au procureur, lors de son procès : qu’il ne comprenait pas la société actuelle, autoritaire, n’engendrant qu’une foule de malheurs, et qu’il maudissait les gouvernements responsables de toutes les guerres.
    Ils n’étaient pas trop nombreux, tous les trois, pour s’occuper de Nestor Makhno dont la déchéance devenait inquiétante. La tuberculose, rapportée de Boutyrki, minait de nouveau ses poumons. On l’entendait tousser dès que l’on montait les escaliers de l’immeuble de brique. Sa blessure au pied ne se refermait pas et il en souffrait de plus en plus. De toute manière, sa jambe droite, invalide, ne tenait à son corps que par un seul tendon. Son regard s’était adouci, dans son visage ridé. Rêve ou absence, il écoutait avec attention ses visiteurs. Seules les interventions de Galina le faisaient sursauter. Elle l’humiliait perpétuellement, comme si elle voulait se venger de la chute dans laquelle il l’avait entraînée. Elle, la jolie

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