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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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institutrice, ravalée au rôle de garde-malade d’un infirme et condamnée à gagner misérablement leur vie, à tous les deux, tantôt comme femme de ménage, tantôt comme cuisinière. Un dimanche, elle leur révéla que Makhno avait écrit à Staline pour lui offrir ses services. Il se croyait encore capable de commander un régiment de cosaques.
    — Seulement, dit-elle à Fred, même Staline n’en veut pas de ton ami. Niet ! niet   ! Personne ne m’en débarrassera jamais. Personne ! Sauf Trotski peut-être, qui arrive, et qui le tuera.
    — C’est moi qui tuerai Trotski, grogna Makhno.
    En accord avec Le Libertaire, Fred organisa un comité de solidarité qui assura à Makhno une pension de mille francs par mois. Avec ces mille francs, il se crut riche, s’attarda dans les bistrots de Vincennes jusqu’au moment où les mastroquets le poussaient dehors en étendant leur sciure de bois. Très vite ivre, avec sa constitution délabrée, il gravissait péniblement les étages de ce qu’il appelait la caserne. Galina l’accablait de reproches, l’accusant à juste titre de dilapider l’argent que les militants avaient bien du mal à réunir. Un soir, il trouva la porte ouverte. Galina était partie, emmenant Lucia.
     
    Son livre terminé, relu, soigneusement corrigé sur manuscrit, Fred entreprit le tour des éditeurs. Au seul énoncé du sujet, certains refusèrent de le parcourir. D’autres conservèrent pendant quelques mois les cahiers et les lui rendirent avec un air de supériorité, lui disant qu’il affabulait, que l’exagération n’est jamais crédible. D’autres s’effrayèrent des conséquences d’un tel brûlot. On lui exposait qu’il allait contre le sens de l’Histoire et qu’il ne sert à rien de ramer à contre-courant. Il essaya les éditeurs plus politisés et ceux-ci lui firent la leçon, lui démontrant que son livre constituait une mauvaise action, que les réactionnaires le récupéreraient fatalement ; qu’au moment où Trotski devenait une victime il ne convenait pas de l’accabler ; que la révolution qui s’opérait en Russie n’était pas seulement politique, mais technologique. Staline accouchait un monde nouveau. Quel intérêt de s’attarder à des détails, à des guerres de clans, au passé du bolchevisme, à vouloir réhabiliter des victimes qui ne sont que des vaincus !
    Fred s’ouvrit de ses déboires à Paul Delesalle. Il négligeait beaucoup son vieil ami. Celui-ci, qui approchait de soixante ans, songeait à prendre sa retraite. Il rêvait d’un peu de verdure, pas trop loin de Paris. Léona, de plus en plus sourde, n’entendait guère les clients. Désillusionné par le parti communiste, Delesalle ne se résignait pas néanmoins à rompre. Il lut les cahiers de Fred, s’alarma lui aussi des conséquences d’une telle publication qu’il considérait comme tout à fait inopportune. Il ne mettait pas en doute les révélations de Fred, mais lui conseillait, pour l’instant, de les garder secrètes. Le voyant si décontenancé, il ajouta :
    — Si tu crois de ton devoir de les publier, je vais te donner l’adresse d’un libraire qui les éditera en brochures. Tu le contacteras de ma part. Seulement, ne compte pas toucher de droits d’auteur. Encore heureux s’il ne te demande pas de payer l’imprimeur, comme un bourgeois.
    — Je ne pourrai jamais payer, dit Fred. Claudine et les deux enfants, ça mange un salaire de métallo.
    — Pourquoi ne nous amènes-tu pas un jour ta petite famille ? Tu délaisses tes vieux, Fred. Léona serait si contente de caresser tes deux enfants.
    Fred promit, tout en sachant qu’il ne viendrait pas.
     
    Le libraire-éditeur en question tenait boutique à Montparnasse, rue Delambre. Devant le Dôme, Fred remarqua à la terrasse tout un attroupement, joyeusement animé. Des bohèmes aux cheveux longs, qui fumaient des cigares ; des femmes exagérément maquillées, aux robes collantes. Il passa très vite pour ne pas risquer de voir Flora ; entendit son nom. Comme un coup de couteau dans son dos, ce « Fredy » lancé d’une voix claire, un peu gouailleuse. Il eut l’impression de chanceler. Les jambes molles, il pivota lentement et reçut en pleine gueule tous ces regards d’oisifs attablés, un peu goguenards en lorgnant cet ouvrier à casquette que venait d’interpeller Flora. Pour mieux le surprendre, pour mieux l’étonner, elle était montée sur une chaise. Sa robe rouge, abusivement

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