La mémoire des vaincus
courte, découvrait ses jambes et ses cuisses moulées dans des bas noirs. Tête nue, ses cheveux blonds collés à sa tête, comme un casque, elle tendait les bras vers Fred.
— Ramène-toi, voyons ! Si c’est moi que tu cherches, je suis là !
Fred découvrit alors, tout près de la chaise où Flora était toujours perchée, l’homme au vêtement noir et au chapeau melon. Fixant Fred de ses yeux globuleux, il l’invita d’un geste de main molle à venir près de lui. Fred s’avança vers Flora. Elle était si petite que, debout sur ce siège, son visage arrivait juste à la hauteur de celui de Fred. Un fard bleu agrandissait ses yeux et ses lèvres rouges évoquaient toujours un bouton de rose. Flora sauta de la chaise sur Fred, qu’elle agrippa aux épaules. Il la serra dans ses bras, toute chaude, vibrante. Il eut une envie violente de l’emporter, de courir à toute allure, loin de Montparnasse, loin de tout, Flora suspendue à son buste, comme un enfant. Mais avant qu’il eût pu prendre son élan, Baskine s’était levé et, décrochant Flora, l’avait assise sur ses genoux. Il s’excusait de ce geste cavalier, excusait aussi Flora de son impertinence. Très séduisant, ce Baskine, malgré son costume de marchand de chevaux, malgré sa lippe dégoûtée. Très poli, trop poli. Il avait chassé une fille qui ressemblait à une prostituée pour qu’elle donne sa chaise à Fred. Il tenait les mains de Fred dans les siennes, l’assurant de son amitié, serrant en même temps de ses bras robustes la taille de Flora, prisonnière sur ses genoux. Il siffla le garçon qui accourut, obséquieux, l’appelant maître, aussi obséquieux, se remémora Fred, que les anciens laquais du tsar, au Kremlin, qui servaient Lénine. Baskine voulut absolument que Fred boive un apéritif, qu’il accepte un cigare. Flora ne disait rien. Elle observait Fred qui, gêné par cette situation fausse, ne pensait qu’à partir. Baskine paya le garçon avec un gros billet, le priant de garder la monnaie.
Il était presque impossible d’entrer dans la librairie de la rue Delambre tellement livres et brochures s’y entassaient. Comparé à celui-ci, le magasin des Delesalle paraissait ordonné et harmonieux. Il s’agissait en fait moins d’une librairie que d’un éditeur d’opuscules de politiques marginales, travaillant sur catalogue. Il diffusait on ne savait trop où, mais possédait des listes d’adresses qui lui permettaient d’écouler sa marchandise. Flairant dans le manuscrit d’Alfred Barthélemy matière à scandale, il lui proposa d’éditer gratuitement son texte, en quatre brochures ; une par trimestre, le tout intitulé, selon le vœu de Fred : Saturne dévorant ses enfants.
La première brochure parut en février 1930. Grise, mal brochée, d’une typographie trop pâle, elle n’encourageait guère à la lecture. Fred reconnaissait là cette négligence dans la présentation des publications anarchistes qui contribuait tant, selon lui, à leur mésestime. Dès qu’il prit ce fascicule en main, il sut qu’il ne convaincrait pas. Il lui eût fallu plus de brio, plus d’éclat. Il regrettait que ce ne soit pas un livre, sous la couverture d’un éditeur connu, comme ceux de Barbusse ou de Romain Rolland. Son texte avait des habits de pauvre. Il était gris comme la banlieue, gris comme l’usine, gris comme la vie quotidienne à Billancourt. Publier chez un éditeur marginal le marginalisait.
Pourtant, quelles explosions dans ce récit de six années en Russie, des six années déterminantes où la Révolution passa de l’utopie à la bureaucratie, de Lénine à Staline, de la paix à tout prix à Brest-Litovsk à la militarisation de la classe ouvrière ; de la suppression de la peine de mort aux exécutions massives dans les caves de la Tchéka, puis de la Guépéou ; de la volonté de supprimer l’État à l’édification d’un pouvoir plus puissant que celui du tsar ; des soviets d’ouvriers et de paysans à la dictature d’un parti unique. Non seulement Alfred Barthélemy racontait, montrait les protagonistes de cette formidable mutation, mais il analysait la montée et le dépérissement d’un idéal, cherchait à en déterminer les causes, désignait les coupables de la trahison.
Le texte d’Alfred Barthélemy, rendu rapidement caduc par des ouvrages plus spectaculaires d’écrivains connus, comme André Gide, qui reprenaient simplement ses propos, venait trop tôt.
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