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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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par semaine, Péguy arrivait rue Monsieur-le-Prince, enveloppé dans sa pèlerine noire, l’air d’un moine défroqué avec ses cheveux courts, sa longue barbe et son lorgnon qui masquait ses petits yeux gris-bleu.
    Charles Péguy s’enthousiasma aussitôt à l’idée de tirer du ruisseau ceux qu’il baptisa d’emblée Gavroche et Éponine.
    — Gavroche, je veux bien, bougonna Fred. Mais Flora n’est pas Éponine. C’est Flora, un point c’est tout.
    — Comment, s’étonna Péguy, ce moineau a lu Les Misérables  ?
    — Il l’a lu dans la boutique, répondit Delesalle. Il s’est même mis dans la tête de ne plus repartir de chez moi avant d’avoir avalé tous les autres livres.
    — Une vie n’y pourvoirait pas, mon petit. Et il ne suffit pas de lire, il faut agir. Quel âge as-tu ?
    — Treize ans.
    — Il faut travailler de tes mains, tout en cultivant ton esprit. Une tête bien faite et des mains d’ouvrier, quoi de plus beau ! Qu’aimerais-tu apprendre, comme métier ?
    — Typographe…
    — Typographe. Ah ! oui, c’est un beau travail. Celui qui perpétue l’œuvre du penseur en la fixant dans des caractères de plomb, qui la multiplie, qui la répand comme une manne…
    — Oui, typographe, reprit Fred avec assurance. Typographe comme Valet.
    — Valet ? Qui est Valet ? demanda Péguy.
    Delesalle murmura :
    — C’est un de la bande à Bonnot.
    Péguy leva les bras. Sa pèlerine, rejetée en arrière, lui donnait l’allure d’un avocat admonestant le tribunal.
    — Tant d’énergie perdue ! Tant d’idéal fourvoyé !
    Ses mains retombèrent sur les épaules de Fred.
    — Bon, je vais m’occuper de ce garçon. Quant à la fille, tu pourrais la confier à Sorel.
    — À Monsieur Sorel ? bredouilla Delesalle. Mais il ne saura pas…
    — Flora et moi on ne se quittera jamais, protesta Fred.
    — Je plaisantais, dit Péguy.
    Rabattant sa pèlerine sur les deux enfants, il les poussa devant lui et sortit de la librairie avec une allure de berger évangélique.
     
    L’épisode Péguy dura peu. Flora s’enfuit dès le second jour et Fred courut à sa recherche. Il finit par la retrouver près de la rotonde de la Villette. Comme elle s’était bagarrée avec des voyous qui voulaient l’entraîner vers les fortifs, ses vêtements neufs, donnés par Valet, pendaient en lambeaux. Elle n’avait plus qu’un soulier, s’étant servie de l’autre comme d’une arme pour cogner sur ses agresseurs. Une touffe de ses cheveux blonds avait été arrachée et sa lèvre inférieure, fendue, saignait abondamment.
    Fred la prit doucement par la main, l’entraîna vers une fontaine Wallace et lui nettoya le visage. Ne pouvant marcher avec une seule chaussure, elle la jeta et se retrouva nu-pieds, comme auparavant.
    Ils s’en allèrent tous les deux, sans rien dire, au hasard des rues et arrivèrent naturellement rue Fessart. Rirette les accueillit, sans surprise et sans reproche. Toujours aussi charmante, mais triste et anxieuse.
    — Ne me dites rien. Oui, vous retrouverez votre cabane au fond du jardin, mais pas pour longtemps. On me laisse libre parce qu’on me file. On pense trouver les gros numéros en observant mes allées et venues. Lorsqu’ils les mettront sous les verrous, on me fera rejoindre Victor. Tout ça devient très malsain pour vous. Votre seule ressource, c’est Delesalle. Il n’est pas compromis, lui. Pensez-y toujours… Delesalle… Personne d’autre…
    — Valet reviendra quand ?
    — Valet ? Il ne reviendra jamais. Ni lui, ni Garnier, ni Callemin. Comment, tu ne sais pas ? Oui, tu ne lis pas les journaux. Tiens, regarde.
    Sur la table, où si souvent Fred avait vu Victor Kibaltchich examiner attentivement les épreuves d’imprimerie de L’Anarchie, Rirette étala des numéros de L’Excelsior. De gros titres lui sautèrent aux yeux : Les bandits en auto… Un garçon de recette attaqué, à neuf heures du matin, rue Ordener… En première page un dessin représentait un homme coiffé d’une casquette à oreillettes, brandissant un pistolet, cependant qu’un encaisseur à bicorne et en jaquette s’écroulait.
    — Il ressemble drôlement à Garnier, le mec au pistolet, dit Fred.
    Rirette lui montra un paragraphe, à l’intérieur du journal. Il lut : « Un homme d’allure très jeune, pas très grand, vêtu d’un pardessus à martingale, coiffé d’un melon, portant binocle et dont le visage est celui d’un bébé

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