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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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boulevard Saint-Michel. La boutique de Delesalle se trouvait à peu près à mi-hauteur, juste à l’endroit où les attelages de chevaux commençaient à renâcler. Les cochers juraient, claquaient du fouet. Fred poussait parfois les charrettes. De l’autre côté de la rue s’élevait un bâtiment immense, avec de hautes et larges fenêtres aux vitres opaques, qui l’intriguait. Il le contournait en descendant l’escalier qui débouche rue de l’École-de-Médecine. Sur la façade, intrigué, il lisait : « École Pratique ». Pratique de quoi ? Il eût aimé apprendre toutes les pratiques.
     
    Le 15 mai 1912, l’armée française qui n’arrivait pas à se relever de l’humiliante défaite de 1870, connut enfin sa première victoire, prélude à la grande boucherie qui n’allait pas tarder à ouvrir son commerce. À l’aube, deux compagnies de zouaves, éclairées par des phares à acétylène, s’élancèrent en effet à l’assaut d’un pavillon de banlieue à Nogent-sur-Marne. Auparavant, trois cartouches de dynamite, posées par des sapeurs, avaient ouvert des brèches dans les murs de meulière. Comme cette très modeste cambuse paraissait encore redoutable, on fit éclater des pétards de mélinite et des mitrailleurs canardèrent les carreaux des fenêtres. Quand les soldats se décidèrent à pénétrer avec d’infinies précautions à l’intérieur du pavillon, ils se trouvèrent nez à nez avec un homme ensanglanté, torse nu, qui eut encore le temps de tirer quatre coups de revolver, avant d’être abattu. C’était Valet. On découvrit Garnier, entre deux matelas, qui s’était suicidé d’une balle dans la bouche.
    Lorsque Fred arriva comme d’habitude, ce matin-là, vers huit heures, à la librairie de la rue Monsieur-le-Prince, tous les journaux relataient les péripéties de la nuit et la bravoure des forces de l’ordre. Mais Fred ne lisait pas les journaux. Delesalle ne savait comment lui apprendre la mort de Valet. Si bien que cet homme délicat, attentif aux sentiments des autres, à force de tourner autour de la manière la moins pénible de présenter les choses, se laissa soudain aller à l’aveu le plus rude :
    — Fred, faut que je te dise, ça devait finir comme ça, la bande à Bonnot est liquidée. Bonnot, Garnier, Valet, ont échappé à la guillotine, pas au châtiment. Ils sont tous morts à l’heure qu’il est.
    Fred poussa un tel cri de bête blessée, que Léona accourut et que le chien Bouquin se mit à hurler.
    — Ils ont tué Valet !
    — Valet avait tué des innocents, mon petit, dit doucement Léona. Tout le monde sait qu’il était un doux, un idéaliste, mais il s’est laissé entraîner par des vauriens.
    — Ils l’ont tué comment ? demanda Fred qui serrait les poings.
    — Il s’est défendu jusqu’au bout, dit Delesalle. Il a fait front à une compagnie de zouaves. Dans une « juste guerre », dirait notre ami Péguy, on eût célébré son « héroïsme ». Mais il n’y a pas de juste guerre.
    Fred sortit de la librairie en courant, avant que les Delesalle aient pu le retenir. Attrapant au vol les ridelles d’une charrette qui remontait au trot le boulevard Saint-Germain, il se laissa véhiculer jusqu’au pont Sully, puis l’abandonna pour filer vers la Bastille et Belleville. Rue Fessart, il trouva la porte de la maison de Rirette et de Victor cadenassée. Il la poussa néanmoins, se sentit agrippé par les bras et vit deux énormes sergents de ville qui le secouaient, comme s’ils eussent voulu faire tomber de ce gamin on ne sait quelle clef.
    — Pourquoi veux-tu rentrer dans cette maison ? demanda l’un d’eux.
    — Je connais une dame qui habite là. Je voulais lui dire bonjour.
    — Une dame, ricana l’un des agents, comme tu y vas ! Une dame, voyez-vous ça. Et comment qu’elle s’appelle, ta dame ?
    — Rirette.
    — Rirette ? C’est pas un nom de dame, ça. Un nom de catin peut-être ?
    L’agent reçut un tel coup de pied dans le tibia qu’il poussa un hurlement et lâcha prise. Le second, mordu à la main, se mit à son tour à piailler. Pendant ce temps-là, Fred dévalait la rue en direction de la place des Fêtes.
    Redescendant vers le centre de Paris, il alla tout droit au boui-boui où Flora lavait la vaisselle, pénétra à l’intérieur de l’établissement, fonça aux cuisines, siffla sa petite amie qui, aussitôt, dénoua son tablier et accourut.
    — Viens, Flora, on s’

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