La mémoire des vaincus
barre.
— Chouette, dit Flora, on va faire la vie.
Ils quittèrent tous les deux le restaurant, main dans la main, sans se presser, à la stupéfaction du personnel et des clients.
Fred et Flora redevinrent des enfants sauvages. Il semblait à Fred qu’en coupant les ponts avec son travail honnête chez les Delesalle, qu’en coupant tout lien avec la société, il vengeait un peu la mort de Valet. Il aurait voulu plus. Mordre un agent le soulageait un peu, mais il aurait voulu les tuer tous. Il était toutefois assez intelligent pour comprendre que ce n’était pas dans ses moyens. Voler, alors, le rapprocherait de la prison, donc de Rirette et de Victor. Il se fit voleur. Petit voleur. Voleur à l’étalage. Juste de quoi chaparder du pain, des saucissons, des chaussures pour Flora (malheureusement trop grandes), un couteau, des boîtes de sardines à l’huile. Juste de quoi ressentir la peur d’être surpris. Juste de quoi frissonner lorsqu’un commerçant s’apercevait du larcin et ameutait le quartier.
Fred et Flora prirent goût à la fauche, jeu dangereux que l’on affine avec toujours plus d’adresse. En réalité, pour la première fois de leur vie, ils s’amusaient. Ils vivaient libres comme des chats errants, ne couchant jamais au même endroit, connaissant tous les squares de Paris par cœur, se laissant parfois enfermer dans des églises pour la nuit, ou bien dans le jardin du Luxembourg, voire dans le cimetière Montmartre.
Un matin, de très bonne heure, comme ils s’ébrouaient après avoir dormi dans une des baraques qui longeaient la gare Montparnasse, ils entendirent une galopade de souliers ferrés et virent deux agents qui poursuivaient un type barbu, avec une chevelure de Papou. Sans se concerter, d’instinct, ils foncèrent tous les deux sur les flics. Fred fit tomber le premier en lui décochant un croche-pied et Flora heurta, tête baissée, le gros ventre de l’autre qui, pour l’éviter, trébucha et s’étala sur le pavé.
Les deux enfants coursèrent le chevelu qui s’engagea dans la rue de Vaugirard, bifurqua dans une impasse et disparut, comme englouti dans le sol. Fred et Flora n’en avaient rien à faire, du bonhomme, mais ils se sentaient tout bêtes devant cette disparition étrange. Soudain, ils entendirent un léger sifflement, qui venait du soupirail d’une cave. Ils s’approchèrent. Le chevelu était là, derrière les barreaux, et leur tendait une belle pièce d’un franc, toute brillante.
Fred et Flora n’avaient jamais possédé d’argent. Aussi ne savaient-ils pas ce qu’ils pouvaient acheter avec un franc. D’ailleurs pourquoi acheter, quand il est si excitant de prendre ? Mais puisqu’ils avaient gagné ce franc, autant, pour une fois, s’en servir. Ils entrèrent dans une boulangerie, le posèrent sur le comptoir et commandèrent un gros pain. La boulangère regarda la pièce, la soupesa, la plaça entre ses dents, comme si elle voulait la croquer et la ressortit de sa bouche, toute tordue. En même temps, elle criait « au voleur », d’une voix à ameuter le quartier.
Stupéfaits, Fred et Flora détalèrent, se demandant bien pourquoi ils se faisaient traiter de voleurs justement la première fois où ils décidaient d’être honnêtes.
À force de traîner dans les rues, Fred retrouva inopinément Delesalle, courbé sous un ballot énorme.
— Que transportez-vous là ?
— Des livres, bien sûr, mon gars, pas de l’argenterie.
Delesalle regagnait la rue Monsieur-le-Prince, ses achats d’occasion terminés.
— Et toi, Fred, que deviens-tu ?
— J’ai failli me faire piquer à cause d’un type qui m’a refilé vingt sous.
— Comment ça ?
— La pièce était fausse. Alors, c’est vrai que les anars fabriquent de la monnaie ? J’ai lu ça dans vos bouquins.
— C’était vrai du temps de l’illégalisme. Aujourd’hui ça n’a plus de sens. Pas plus de sens que la bande à Bonnot. Je connais un faux-monnayeur qui était un bon ouvrier sellier, dans le temps. Il gagnait soixante francs par semaine. Maintenant, il se donne un mal de chien pour fondre des pièces qu’il n’arrive pas à écouler tellement elles sentent la contrefaçon. Il gagne tout au plus trente francs ; une fois moins que lorsqu’il était honnête et il finira ses jours à Cayenne. Allez, Fredy, viens avec moi ; reviens. Je ferai de toi un bon ouvrier et un révolutionnaire utile. Tu comprendras que la révolte ne
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