La nef des damnes
pape Adrien IV qui l’avait excommunié, haï par l’empereur germanique Frédéric Barberousse et le basileus Manuel Comnène, le roi Guillaume I er de Sicile devait de plus faire face à la révolte de ses barons.
Lors de leur escale à Gênes, un ami d’Hugues de Tarse leur avait appris que Geoffroi de Montescaglioso avait pris la tête des révoltés et que Maïon de Bari, le chancelier, l’émir des émirs, avait échappé de justesse à un attentat. Cette fois, l’insurrection avait touché le cœur du pouvoir en plein Palerme. La rage de Guillaume avait été à la hauteur de l’affront : après avoir réduit les rebelles, crevé les yeux de leurs chefs, emprisonné les survivants dans les geôles de sa capitale et rétabli son chancelier à son poste, il était passé sur le continent et marchait sur Brindisi à la tête de son armée.
Hugues songea qu’ils risquaient d’arriver en pleine bataille rangée entre partisans et opposants au règne de Guillaume. Une situation dangereuse à la fois pour Tancrède et pour Eleonor de Fierville, qui ignoraient tout de la complexité de la cour sicilienne.
— Mais vas-y ! encouragea Bertil en poussant son ami vers l’Oriental.
— Messire ! Mes... sire ! s’écria le Bigorneau qui attrapa la manche d’Hugues. Je... Je... me sou... souviens.
— Quoi, le Bigorneau ? demanda gentiment Hugues en se tournant vers le mousse.
— Le... le moine à Ca... Cabo Ros. Je sais où... je... je l’avais vu... vu à Bar... Barfleur, finit par dire le mousse ; un filet de bave coula de son menton jusqu’à sa chainse.
Un sourire éclaira le visage d’Hugues qui posa une main apaisante sur l’épaule du garçon.
— C’est bien, le Bigorneau. Tout est bien. C’est fini maintenant, mais tu as eu raison de me le dire.
Le gamin se rengorgea et repartit prestement à son travail avec Bertil, encouragé par les jurons de Corato. Eleonor se pencha vers l’Oriental. La fatigue d’une nuit blanche creusait ses traits, la rendant encore plus belle.
— Que disait-il ?
— Il voulait me parler du Diable de la Seudre. Il l’avait aperçu, déguisé en moine au campement de l’Avis, et ne pouvait se rappeler où il l’avait vu. Cela vient de lui revenir.
Hugues sentait la chaleur du corps d’Eleonor contre le sien et le feu qui le brûlait s’aviva en même temps que la douleur qui le rongeait. Il ne pouvait s’empêcher de penser au moment où il la perdrait. Eleonor dut s’apercevoir de son trouble car elle glissa sa main dans la sienne.
56
On approchait de la fin du mois de mai. Sur les pentes douces, les vergers étaient en fleurs. Avec le mois de juin viendrait la meilleure période de navigation sur cette mer changeante qu’était la Méditerranée. Aidé par le nouveau pilote, un Vénitien, le Breton Pique la Lune se familiarisait avec sa nouvelle et inconstante maîtresse. Il en apprenait les écueils, les baies, les amers, les ports, et restait fasciné par l’abondance et la diversité des navires qu’ils croisaient. Voiles carrées ou triangulaires, fragiles esquifs de pêche, galères à rames ou énormes nefs vénitiennes et génoises, il n’était pas de jour sans qu’ils ne croisent ces vaisseaux si différents de ceux naviguant sur l’Atlantique et la Manche.
Après ces longs jours sans histoire, la brume les avait cernés au large de la Calabre. Ils avançaient lentement, remorqués par leurs canots, et seuls les appels des sondeurs et du pilote, le bruit des pelles entrant avec régularité dans l’eau, troublaient le silence. Tancrède avait rejoint Hugues sur le gaillard d’arrière du knörr et s’était accoudé à ses côtés, son regard vert perdu dans le brouillard. Derrière eux, Corato maintenait la barre. Les deux hommes restèrent un moment silencieux, enfin Hugues déclara :
— Nous arrivons au terme de notre voyage et bientôt vous prendrez possession de vos terres et de votre château, messire d’Anaor.
La phrase se voulait enjouée et, pourtant, il n’y avait nulle trace de gaieté dans la voix de l’Oriental.
— Vous êtes soucieux, répliqua Tancrède. Je voudrais pouvoir vous...
— Ne pensez qu’à vous et à la joie de retrouver votre pays, le coupa Hugues. Pour le reste, il n’y a pas d’issue.
Au fil des escales, Tancrède avait vu l’humeur de son maître et d’Eleonor s’assombrir. Eux que tant de rires complices unissaient, que la poésie et la musique enchantaient,
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