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La nef des damnes

La nef des damnes

Titel: La nef des damnes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Viviane Moore
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Ils venaient de dépasser le cap Peloro, la pointe nord-est de la Sicile. Les « bastardi », les courants bâtards, comme les surnommaient les Siciliens, les avaient pris en otage.
    Tancrède restait figé à regarder les remous qui agitaient la mer, la faisant écumer sans raison. D’étranges brasillements phosphorescents couraient sous la surface et c’était comme de planer au-dessus d’un feu sous-marin.
    — Souvenez-vous, fit Hugues, du voyage d’Ulysse. C’est ici que le noble voyageur perdit six de ses hommes. C’est là-dessous qu’on voit la divine Charybde engloutir Fonde noire : elle vomit trois fois chaque jour et trois fois, ô terreur ! elle engouffre. Ne va pas être là pendant qu’elle engloutit, car l’Ebranleur du sol lui-même ne saurait te tirer du péril !
    Il se tut, encourageant le jeune homme à poursuivre. Celui-ci, oubliant la crainte que lui inspirait la navigation dans ce détroit mythique, s’efforça de citer le passage de Y Odyssée dont il se souvenait :
    — A mi-hauteur se creuse une sombre caverne, qui s’ouvre, du côté du noroît, vers l’Erèbe : du fond de ton vaisseau, c’est sur elle qu’il faut gouverner, noble Ulysse ! Mais du fond du vaisseau, le plus habile archer ne saurait envoyer sa flèche en cette cave où Scylla, la terrible aboyeuse, a son gîte. Sa voix est d’une chienne encore toute petite mais c’est un monstre affreux dont la vue est sans charme et même pour un dieu la rencontre sans joie. Ses pieds, elle en a douze, ne sont que des moignons ; mais sur six cous géants, six têtes effroyables ont, chacune en sa gueule, trois rangs de dents serrées, pleines de noire mort.
    En achevant cette citation, il s’aperçut qu’autour de lui tout le monde s’était tu. Ils longeaient d’énormes écueils. Des nuages faisaient courir leurs ombres sur le navire et les vagues. Une sourde inquiétude noua le ventre du jeune homme : allaient-ils périr ici comme les guerriers d’Ulysse ?
    — Le vent du nord est pour nous, le rassura Hugues. Regardez, nous sommes passés.
    Et c’était vrai, ils laissaient derrière eux les remparts de Messine et de son port de guerre. Le vent continuait à souffler, les entraînant le long des côtes siciliennes, les éloignant de la Calabre.
    Ils passaient déjà au pied de Taormina, l’antique ville grecque détruite par Denys l’Ancien, et l’éperon rocheux de Castel Mola. Des myriades de bateaux de pêche les entouraient.
    — Vous êtes maintenant dans la mer Ionienne, reprit Hugues. Nous serons bientôt à Syracuse. Voyez ces rochers là-bas à la côte nord-est, ce sont les rochers Pizzo, le dernier danger avant le port.
    Tancrède hocha la tête, mais l’Oriental se demanda s’il l’avait entendu. Perdu dans son rêve intérieur, il dévorait des yeux les plages de sable fin, les villages blancs, les vergers de citronniers et d’orangers en fleurs, les palmeraies qui s’étageaient en pente douce jusqu’à la mer.
    Hugues se détourna pour descendre sur le pont où l’attendait Eleonor. La jeune fille avait changé sa tenue cavalière pour une longue robe droite d’un vert très doux et une cape de la même couleur retenue par une fibule de vermeil et de grenats. Ses cheveux nattés étaient dressés en un savant chignon. L’Oriental la trouva magnifique et si pâle tout à la fois qu’il sentit son cœur se serrer alors qu’il marchait vers elle.

 
    58
    La jolie brune s’était tournée vers l’Oriental, sa bouche était si sèche qu’elle eut du mal à articuler la phrase qu’elle avait tant de fois répétée :
    — Vous n’allez rien dire, n’est-ce pas ? Ainsi que « vous me l’avez promis. Et je partirai très vite.
    — Non !
    Hugues lui avait saisi les mains et les broyait dans les siennes. Ils restèrent un moment ainsi, les yeux perdus dans les yeux de l’autre. Enfin, l’Oriental ôta la chaîne et la médaille qu’il portait autour du cou et les posa dans la paume de la jeune femme.
    Pendant un instant, il y eut tant de passion dans son regard qu’Eleonor crut qu’il ne la laisserait jamais s’en aller. Puis son visage reprit son impassibilité et de cette voix douce qu’elle aimait tant, il murmura :
    — Ce médaillon me vient de ma mère. Gardez-le en souvenir de moi. C’est l’œil de sainte Lucie. Une noble Syracusaine à qui la Vierge a donné des yeux beaux et lumineux, occhi belli e lucenti. Le porter éloigne, dit-on, le mauvais

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