La Part De L'Autre
voulez du moment que c'est efficace.
Himmler
se permit une suggestion :
Je
ne pense pas que nous devions reprendre les fourgons à gaz,
comme ici, en Prusse-Orientale, en 1940 pour l'opération
euthanasie. Cela présente trop d'inconvénients. Je suis
pour le gaz mais dans des installations fixes.
Oui,
oui, sans doute, Himmler, sans doute.
Je
m'en fous, je ne veux pas savoir, fais ton travail et laisse-moi
tranquille. Je ne vais pas vérifier les installations des
éboueurs. Je fixe les grandes lignes, moi, je ne me salis pas
les mains.
Et
je crois que le Zyklon B est le gaz qui nous donnera satisfaction.
Le
Zyklon B ?
Je
ne veux pas qu'on me parle de gaz, j'ai failli perdre la vue en 1918
à cause du gaz. Que ce besogneux fasse donc son travail et
m'épargne les détails ! Quel crétin sentencieux
!
J'ai
une confiance absolue en vous, Himmler. Vous êtes comme un fils
spirituel pour moi.
Et
voilà ! La limace a les larmes aux yeux. Elle est émue,
la limace.
Les
premières villes à se purger de leurs Juifs seront
Berlin, Vienne et Prague. Après nous nous occuperons de la
France. Les Juifs ont voulu la guerre ? Ils vont maintenant payer la
facture !
Je
vais enfin pouvoir remodeler le monde. Je suis le plus grand homme de
ce siècle. Que nous gagnions ou que nous perdions la guerre,
j'aurai débarrassé l'humanité des Juifs. On m'en
remerciera pendant des siècles. C'est trop bête que je
ne digère plus rien, j'ai une faim de loup. Et si je forçais
Blondi à devenir végétarienne ?
S'il
vous plaît, Himmler, rasez-vous donc cette moustache. Elle est
ridicule.
Mais...
Himmler
se retint au dernier moment. Il avait failli dire : «
Mais, mon Führer, c'est la même que la vôtre. »
Adolf
H. avait une vie secrète.
Il
prétendait aller se promener vers la place Alexandre «
pour trouver des idées de visages » alors qu'il sautait
dans un tramway et quittait Berlin pour sa banlieue lointaine,
humide, boisée.
Il
se sentait incapable d'avouer qu'il allait rejoindre cette femme. Ni
à Sarah, bien sûr, ni à Heinrich. Neumann,
peut-être, aurait pu recevoir la confidence, mais il passait
tant de temps à Moscou comme délégué du
parti communiste allemand que leurs rares retrouvailles laissaient
peu d'espace pour une discussion si intime. D'ailleurs, comment en
parler ? Adolf n'arrivait même pas à nommer à
lui-même les sentiments qu'il éprouvait pour elle.
Tu
me parles de tes proches, disait-elle, mais à eux, tu ne
parles jamais de moi. Te ferais-je honte ?
Non.
Alors
?
Un
jour, je vous raconterai à eux tous. Ce jour-là, vous
serez ma fierté. En attendant, vous êtes ma pudeur.
Elle
riait de ce rire qu'elle avait toujours eu, un rire exempt de toute
moquerie, une pure joie de vivre. Quel était son secret ? Il
suffisait qu'Adolf passât une heure avec elle pour se recharger
d'énergie, de pensées, d'émotions. Il se
réchauffait à son contact. Il se lavait. Il
rajeunissait. En la quittant, il respirait plus largement. Même
le ciel paraissait moins bas, moins chargé, plus lumineux. Et
s'il ne lui disait adieu qu'à la nuit, alors il y avait des
étoiles au-dessus du goudron banlieusard.
Un
jour, Sarah ramassa par hasard une lettre dans l'atelier, conçut
un soupçon et le suivit. Elle n'alla pas jusqu'au bout de sa
filature. Lorsqu'elle eut vérifié qu'il mentait, qu'il
ne se promenait pas sur la place Alexandre mais qu'il empruntait un
trajet dont il semblait familier, elle descendit du tramway sans se
faire voir et l'attendit à la maison.
Adolf
trouva Sarah en larmes, blessée par la trahison. Il dut alors
lui avouer la vérité : depuis plusieurs années,
il allait voir, une ou deux fois par mois, la sœur Lucie, son
ancienne infirmière de 1918, dans son couvent.
Les
secrétaires d'Hitler n'en pouvaient plus ; elles rêvaient
d'évasion chaque fois que le dictateur leur accordait quelques
heures pour dormir.
Même
la prison doit être moins ennuyeuse, disait Johanna, car les
gardiens respectent le sommeil des prisonniers.
Et
puis, renchérissait Christa, on doit pouvoir changer de
compagnons en cellule, les nouveaux qui arrivent, les anciens qui
partent. La promenade. Ici, rien.
La
Tanière du Loup, au cœur de la forêt humide, ce
bunker gris, sans couleur, empesté par les fumées de
l'ennui et les odeurs de bottes, bâtiment géométrique
dont les rares fenêtres ne donnaient que sur la lumière
blême du
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