La Part De L'Autre
à
la nuit venue, Adolf se retourna vers sœur Lucie, encore tout
ébloui du moment qu'ils venaient de partager.
Heinrich
est merveilleux, n'est-ce pas ? C'est un ange.
Sœur
Lucie fit une grimace qu'il ne lui avait jamais connue.
Lui
? C'est le diable.
Douce
nuit, Sainte nuit.
Les
familles allemandes se penchaient au-dessus de leurs radios avec
émotion en cette nuit du 24 décembre 1942. Les femmes
pleuraient en songeant que c'était peut-être la voix de
leur fils, de leur mari, de leur frère, de leur petit-fils ou
de leur fiancé qui s'échappait de la grosse boîte
de bois placée sur le buffet à côté du
sapin.
La
radio allemande retransmettait ces chants depuis le front de
Stalingrad. Le chœur des soldats allemands se fondait dans le
chœur des soldats russes, la trêve de Noël unissant
les deux armées qui s'affrontaient mortellement depuis des
semaines autour de la Volga.
Malgré
les communications optimistes de Goebbels, la population s'inquiétait
; on murmurait que les Russes étranglaient la VI e armée par le nombre, le froid, la faim ; les listes des morts
grossissaient chaque semaine les journaux.
Pourtant,
en ce soir chrétien qui faisait sympathiser les ennemis, les
familles allemandes reprenaient un peu espoir : après
tout, la guerre n'était pas si barbare puisque les voix russes
s'unissaient aux voix allemandes ; après tout, le conflit
finirait peut-être bientôt ; en tout cas, ce soir il n'y
aurait pas de nouveaux morts.
Depuis
sa Tanière du Loup, dans la nuit d'encre de la forêt
prussienne, Hitler écoutait aussi le double chant d'harmonie
que crachotait sa radio, lumineuse crèche au milieu du bunker.
Christa
et Johanna lui lisaient les lettres déprimées que les
sous-officiers de Stalingrad envoyaient à leurs proches et
qu'Hitler faisait auparavant ouvrir. En découvrant l'étendue
de l'horreur et de la tuerie, il comprenait qu'il allait perdre la
bataille. La catastrophe devenait inévitable. Il fit taire ses
secrétaires pour écouter les dernières notes
profondes de l'hymne à la Nativité.
Bonne
idée. Oui, nous avons bien fait de réaliser ce montage.
Naturellement,
il s'agissait d'un trucage.
Cette
nuit-là, à Stalingrad, personne ne chantait et mille
trois cents soldats trouvaient encore la mort.
Pourquoi
est-ce que tu me regardes comme ça, papa ?
Adolf
détourna les yeux.
Depuis
que je suis petite, tu as l'air surpris en me regardant.
Oui,
mais maintenant c'est parce que tu n'es plus petite, justement.
Sophie
écrasa son pinceau avec agacement contre la toile. Elle
n'avait que treize ans mais elle les refusait déjà. Si
elle ne savait pas encore ce qu'elle allait gagner en devenant
adulte, elle soupesait déjà ce qu'elle perdait en
quittant l'enfance. Son père ne la prenait plus sur ses
épaules, ne lui massait plus le dos au réveil, hésitait
à la prendre dans ses bras, n'acceptait plus qu'elle vînt
se coucher sur lui dans le sofa couvert de kilims où il se
reposait, l'après-midi, en rêvant.
Adolf
contemplait avec émerveillement son enfant devenir une
étrangère. A
quoi est-ce que cela tient, le mystère ? Sophie
prenait une épaisseur nouvelle. Cette densité n'était
pas due aux seins qui apportaient de l'élan au torse, ni aux
hanches qui s'élargissaient alors que la taille montait en
tendant un ventre d'un plat admirable, ni même aux jambes qui
s'allongeaient interminablement. Non, le mystère, elle ne le
devait pas au labeur obscur et mécanique de la croissance, à
la seule obstination des hormones ; elle l'acquérait en
devenant rêveuse, silencieuse, traversée de pensées
inédites, d'élans inhabituels.
Sophie
continuait à peindre auprès de son père sur le
petit chevalet qu'il avait installé pour Rembrandt et elle.
Elle peignait comme on respire, parce qu'elle avait toujours vu son
père le faire et qu'elle aimait rester auprès de lui.
Heinrich
entra, le rose aux joues, peinant à reprendre haleine.
C'est
extraordinaire, dit-il en s'appuyant contre la verrière. Vous
devez partir en juin à Paris.
Quoi
?
Heinrich
avait tenu à payer ses cours auprès de son maître
en faisant office de secrétaire. Il brandissait un courrier
qui venait d'arriver.
Le
Grand Palais organise une vaste exposition consacrée à
l'école de Paris. Non seulement vous en ferez partie, mais la
galerie Marceau, à Matignon, veut profiter de l'occasion pour
aménager une rétrospective de toute votre
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