La Part De L'Autre
catégorie.
Les
salauds altruistes provoquent
des ravages supérieurs car rien ne les arrête, ni le
plaisir, ni la satiété, ni l'argent ni la gloire.
Pourquoi ? Parce que les
salauds altruistes ne
pensent qu'aux autres, ils dépassent le cadre de la
malfaisance privée, ils font de grandes carrières
publiques. Mussolini, Franco ou Staline se sentent investis d'une
mission, ils n'agissent à leurs yeux que pour le bien commun,
ils sont persuadés de bien faire en supprimant les libertés,
en emprisonnant leurs opposants, voire en les fusillant. Ils ne
voient plus la part de l'autre. Ils essuient leurs mains pleines de
sang dans le chiffon de leur idéal, ils maintiennent leur
regard fixé sur l'horizon de l'avenir, incapables de voir les
hommes à hauteur d'homme, ils annoncent à leurs sujets
des temps meilleurs en leur faisant vivre le pire. Et rien, rien
jamais ne les contredira. Car ils ont raison à l'avance. Ils
savent. Ce ne sont pas leurs idées qui tuent, mais le rapport
qu'ils entretiennent avec leurs idées : la certitude.
Un
homme certain, c'est un homme armé. Un homme certain que l'on
contredit, c'est dans l'instant un assassin. Il tue le doute. Sa
persuasion lui donne le pouvoir de nier sans débat ni regret.
Il pense avec un lance-flammes. Il affirme au canon.
La
plus haute nuisance n'a donc rien à voir avec l'intelligence
ou la bêtise. Un idiot qui doute est moins dangereux qu'un
imbécile qui sait. Tout le monde se trompe, le génie
comme le demeuré, et ce n'est pas l'erreur qui est dangereuse
mais le fanatisme de celui qui croit qu'il ne se trompe pas. Les
salauds altruistes qui
se dotent d'une doctrine, d'un système d'explication ou d'une
foi en eux-mêmes peuvent emporter l'humanité très
loin dans leur fureur de pureté. Qui veut faire l'ange fait la
bête. J'ai peur, Adolf, j'ai peur car ce n'est pas fini, j'ai
peur de ce qu'ils peuvent faire aujourd'hui avec le progrès
des armes et des techniques de communication. Je redoute des
désastres radicaux, irrémédiables, des
charniers, des ruines...
Tu
ne crois pas en Dieu, mon cher Adolf ? Moi, c'est dans le diable que
je ne crois pas ! Car je ne peux pas concevoir un diable qui
voudrait le mal pour le mal. La pure intention maligne n'existe pas.
Chacun se persuade de bien faire. Le diable se prend toujours pour un
ange. Et c'est pour ça que j'ai si peur. Il existera peut-être
un jour un pauvre type frustré à en devenir fou, un
pauvre type qui voudra faire aussi bien que Dieu, voire mieux, un
incendiaire réformateur, un diable par défi à
Dieu, un diable par jalousie de Dieu, un diable par prétention,
un mime grotesque, un clown.
Mais
je ne sais pourquoi je m'emporte ainsi. Comme le disait ma mère,
j'ai l'imagination aussi vive que le lait qui bout et je me promène
parfois dans des mondes qui n'existent sans doute pas. C'est
peut-être pour cela que je crois aussi en Dieu. Le feu de mon
imagination...
Dans
l'impatience de te voir dimanche prochain, reçois l'affection
de ta dévouée
SŒUR
LUCIE.
P.-S.
Je suis très inquiète pour ton beau-père, Joseph
Rubinstein. Rassure-moi vite à son sujet
6
août 1945. Les Américains lâchent la première
bombe atomique sur Hiroshima.
9
août 1945. Une deuxième bombe est larguée sur
Nagasaki qui connaît la destruction totale sous le feu
nucléaire.
Dans
les semaines qui suivent, les combats cessent.
On
fait les comptes. En dehors des cadavres calcinés d'Adolf
Hitler et d'Eva Braun retrouvés déchiquetés par
les bombes dans la cour de la chancellerie, on découvre que
cette guerre a fait cinquante-cinq millions de morts, dont huit
millions d'Allemands et vingt et un millions de Russes : il faut
ajouter au bilan trente-cinq millions de blessés et trois
millions de disparus.
Sophie
et Rembrandt, les jumeaux, continuaient à veiller la dépouille
de leur grand-père dans la chambre aux épais rideaux
tirés. Une longue file noire et silencieuse attendait devant
la porte cochère de Joseph Rubinstein pour rendre un dernier
hommage à leur ami.
Adolf
H. et Sarah s'étaient réfugiés au plus obscur de
la maison, dans la soupente qu'on appelait la salle de jeux, où
plusieurs générations de petits Rubinstein avaient
entreposé albums, livres de prix, poupées, chevaux à
bascule, marionnettes et panoplies de fée. Sur le billard,
Adolf faisait l'amour à Sarah.
C'est
tout ce qu'il avait trouvé quand, désemparée,
elle s'était échappée de la chambre où
gisait son
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