La Part De L'Autre
père. Il avait d'abord pleuré avec elle,
puis, en lui embrassant les joues, en glissant son nez dans cette
chevelure qui avait les couleurs et l'odeur de tous les miels, en
sentant s'abandonner contre lui son corps souple et puissant, il
l'avait embrassée à pleine bouche puis lui avait
murmuré : « Viens . »
Elle
avait tout de suite compris ce qu'il voulait et comment il comptait
la ramener à la vie : elle se donnait sans restriction, ventre
contre ventre, pleurant toujours, certaines larmes pour son père
qui la quittait, d'autres pour son mari qui l'adorait, entre le
chagrin et l'extase, et elle se sentait intensément vivante.
Joseph
Rubinstein était rentré blessé de son voyage en
Palestine. Lors d'un échange violent entre des fermiers juifs
et des fermiers arabes, il avait reçu une pierre sur la tête.
Mais cette blessure en cachait une autre, plus profonde : il avait
compris là-bas que son rêve ne se réaliserait
jamais. Israël en Palestine, la création d'un Etat juif,
la cause à laquelle il avait depuis soixante ans consacré
son énergie resterait une tumeur dans son pauvre crâne
endolori. Les Britanniques, qui avaient le mandat de contrôler
la Palestine, limitaient le quota d'immigration juive sous la
pression des Arabes qui ne toléraient plus les concessions
faites aux Juifs. Des Polonais et des Russes venaient même
d'être refoulés aux frontières. A rebours de
toutes les espérances, malgré l'activité
politique du mouvement sioniste, en dépit des sommes versées
par quelques mécènes comme les Rothschild, la situation
était bloquée et l'on pouvait déjà
compter que cette idée irait rejoindre le cimetière des
utopies.
Lorsqu'ils
arrivèrent à Berlin, Myriam Rubinstein n'avait pas
encore compris la vraie nature du coup porté à son
mari. Elle se contentait de lui appliquer des compresses et de
soupirer avec une innocente sincérité.
Comme
je suis contente que nous soyons de nouveau à Berlin. C'est
morne, la Palestine.
Joseph
était mort et Myriam, assommée par le chagrin et les
somnifères du docteur Wiezmann, s'était enfuie dans le
sommeil.
Sarah
et Adolf jouirent en même temps. Ils roulèrent sur la
feutrine verte qui dégageait une odeur de moisi.
Ne
me quitte pas, dit Sarah, c'est tout ce que je te demande : ne me
quitte pas.
Dans
une semaine, sœur Lucie partirait à Jérusalem
avec une urne dans ses bagages. Elle avait promis à Sarah de
disperser les cendres de son père sur la terre de ses rêves
et de ses origines.
Les
journaux à fort tirage du monde entier publient des photos
révélant les charniers d'Auschwitz, Dachau, Buchenwald.
L'opinion s'émeut. On chiffre à six millions le nombre
de Juifs qui furent assassinés dans les camps d'extermination.
L'indignation
devant l'holocauste est telle que toute politique antijuive devient
irrecevable. On veut apporter de l'aide aux survivants.
L'Organisation des Nations unies, nouvellement constituée pour
assurer la paix sur la planète, écoute les
revendications sionistes et préconise le partage de la
Palestine.
Le
14 mai 1948, proclamation de la naissance d'Israël, le nouvel
Etat juif.
Champagne.
Cris. Flashes. Hourras. Toasts. Danses. Discours. Petites larmes.
Hourras. Chansons.
On
célébrait un double mariage. Les jumeaux avaient tenu à
ce que leurs deux cérémonies aient lieu le même
jour. Rembrandt épousait une physicienne comme lui, rencontrée
sur les bancs de l'université de Berlin. Sophie épousait
un Américain qui travaillait comme assistant metteur en scène
dans les studios de Babelsberg.
La
vie devient de plus en plus anodine.
Neumann
avait murmuré cela d'une voix atone en regardant le manège
des gâteaux, semblable à tous les
manèges de gâteaux que tous les
pâtissiers exécutaient pour tous les
mariages dans toute l'Allemagne.
Adolf
sourit à son ami.
Tant
mieux.
Neumann
aurait été un beau vieillard s'il n'avait pas eu
quelque chose de brisé en lui. Il revenait de Russie et il n'y
retournerait jamais. En ce début des années soixante,
le régime communiste s'était effondré devant le
mécontentement du peuple exaspéré par
l'indigence économique et la privation des libertés.
Certes, le chaos avait remplacé l'ordre — fut-il
dictatorial — mais l'échec bolchevique était
néanmoins flagrant. Neumann, devenu un politique sans cause,
échouait dans la vie comme un voilier sans voiles.
Tant
mieux, reprit Adolf. Vive l'ordinaire
Weitere Kostenlose Bücher