La Part De L'Autre
porcs,
langues de bœufs, pieds de cochons, cervelles d'agneaux, foies,
cœurs, poumons, rognons, saucisses, boudins, salamis,
mortadelles, jambons, tripes, oreilles de veaux, tous les produits
qui faisaient la fierté et la prospérité de la
maison Nepomuk.
Adolf
eut un haut-le-cœur.
Je
dois peindre tout cela ?
Pourquoi
? Tu ne sais pas ?
Si.
Mais j'avais pensé à une scène mythologique,
par exemple, un moment tiré d'un opéra de Wagner où...
De
quoi me parles-tu, mon garçon ? Je veux que tu me peignes
tout ce que je propose à mes clients. Rien d'autre. Si ! Mon
nom au-dessus. Et là, tu fais comme tu veux. C'est pour ça
que je te paie.
Adolf
pensa à ce qu'avait vécu Michel-Ange lorsqu'il était
commandité par ce lourdaud de pape Jules II : à toute
époque, l'humiliation devait-elle être le lot du génie
sur cette terre ? Il avala sa salive et acquiesça de la tête.
Combien
de temps me donnez-vous ?
Autant
que tu veux. Mais je te signale qu'au bout de trois jours, la viande
va boucaner et les couleurs vont changer.
L'énorme
Nepomuk éclata de rire, flanqua une bourrade dans le dos
d'Adolf et regagna la boutique où des clientes l'attendaient
dans un brouhaha de poulets à l'enclos.
Livré
à ses crayons et ses pinceaux, Adolf eut un instant de
panique. Il ignorait par quoi commencer. Devait-il faire un fond
avant de dessiner les sujets ? L'inverse ? Fusain ? Crayon ?
Gouache ? Huile ? Il n'en savait fichtrement rien.
Allons
! Il ne pouvait pas être un imposteur puisqu'on l'avait admis à
l'Académie des beaux-arts. Soixante-neuf aspirants avaient été
repoussés. Lui avait été accepté ? Il
devait donc forcément savoir.
Il
redisposa les viandes mortes sur l'établi. Il peinait à
les arranger de manière harmonieuse. Enfin il se lança
dans la tâche : il était un peintre reconnu, il allait
se le prouver.
Pendant
trois jours et trois nuits, il ne quitta que brièvement, pour
quelques heures d'indispensable repos, l'arrière-boutique de
Nepomuk. Ses pensées n'étaient plus occupées que
par ces blocs de chair, leur rendu sur la planche, le mélange
des couleurs, la façon de marbrer le rose avec le blanc pour
évoquer le gras du jambon, de rougir un fond noir pour faire
apparaître le cœur profond de l'aloyau, pulvériser
du beige sur le gris pour rendre goûteuses les rillettes, polir
au doigt les volumes du cervelas, trouver une brosse dure aux poils
espacés pour reconstituer la chair grêlée du
salami. Comme toujours dans ses périodes d'exaltation, il
avait cessé de s'alimenter et ne se nourrissait que de fumée
lors des pauses-cigarette.
De
temps en temps, le boucher venait jeter un œil à
l'avancement de son enseigne. D'abord sceptique, critique, il le
gratifiait désormais d'un silence respectueux.
Le
fumet de chair en décomposition s'ajoutait désormais
aux relents d'ammoniac. Dans cette chaleur de resserre, les chairs
mortes s'oxydaient et se putréfiaient plus vite. Côtes
et filets, les plus difficiles à peindre, commençaient
à puer sérieusement la gueule de chien. Une odeur
lourde, pesante, immobile, une odeur
installée d'agonie figeait la pièce comme un glauque
vernis de maître. Adolf ne faisait plus la part de la fatigue,
de l 'écœurement
et du dégoût. Fiévreux, il n’avait plus
qu’un but : finir.
Les
tableaux de Cranach et Breughel montrant l’enfer comme une
rôtissoire lui semblaient maintenant une vision édénique
de l'au-delà : le véritable enfer, c'était cette
tâche qui le tenait cloué dans ce trou de boucher, à
saisir sur sa planche le peu de formes qui suintait encore de ces
charognes.
Le
cinquième jour, il n'avait toujours pas conclu. Il ne lui
restait que quelques heures dans la nuit car, au matin, il devait
aller prendre ses cours à l'Académie : l'année
commençait.
Il
travailla rageusement. Ses doigts lui faisaient mal, les pinceaux
avaient mis à vif leur peau délicate. Ses yeux
boursouflés se fermaient presque par réflexe. Peu
importe ! Il finirait.
A
minuit, il avait achevé la composition. Il ne lui restait plus
que les lettres.
Au
matin, l'enseigne était terminée. Le jour pointait.
A
six heures, Nepomuk descendit de sa chambre et découvrit
l'œuvre.
Les
yeux écarquillés, la bouche ouverte, il considéra
son enseigne pendant de longues minutes, ébahi.
Adolf
le regarda et découvrit que Nepomuk ressemblait en fait à
une grosse saucisse, une grosse saucisse large et haute, sans cou,
refermée par une
Weitere Kostenlose Bücher