La Part De L'Autre
les
pieds dans le caniveau, sous la forme d'un clochard sans dents aux
membres boudinés. Comme dans les contes de son enfance que lui
lisait sa mère.
Hitler
tâta nerveusement sa poche. Avait-il de la monnaie ?
Miraculeusement, il avait juste la somme. il y vit
un signe de plus.
Le
cœur battant, il s'approcha de la masse de chairs liquides et
demanda :
Un
billet, s'il vous plaît.
Lequel,
monseigneur ? s'enquit le monstre en tentant d'accrocher un œil
vitreux sur le jeune homme.
Le
premier qui vous tombe sous la main.
Hitler
regarda avec fascination le phoque humain palper des billets,
hésiter, puis en détacher un d'un coup sec.
Et
voilà, monseigneur. Et on peut dire que vous avez de la
chance.
Je sais,
répondit Hitler, dans un souffle, rougissant violemment.
Il
saisit le billet, le serra contre son cœur et s'enfuit en
courant.
Il
était sauvé désormais. Il tenait son avenir
contre lui. Et il était persuadé que c'était sa
mère morte qui, du ciel, lui avait envoyé cette
salvatrice inspiration.
Merci,
maman, dit l'enfant, courant toujours, les yeux
levés vers les étoiles que les toits sombres
cachaient.
Une
première commande...
Adolf H.,
le cheveu
raide, le pyjama tire-bouchonné, les yeux encore gonflés
par la levure de la bière, se grattait la cuisse gauche en
regardant l'improbable couple qui barrait l'entrée du couloir
: la courte et massive madame Zakreys et le monumental Nepomuk,
célèbre boucher de la rue Barberousse. Ils se
dandinaient maladroitement devant lui, gênés,
suppliants, comme de lointains cousins en visite.
Nepomuk
a toujours rêvé d'une enseigne peinte, miaula la
logeuse.
Oui,
une belle enseigne, avec mon nom et de la couleur, confirma Nepomuk.
Une
première commande... Il s'agissait bien d'une première
commande... On voulait déjà s'offrir le talent du
peintre Adolf H. Le
garçon éprouvait un étonnement si muet que
Nepomuk crut qu'il ne s'intéressait pas à sa
proposition.
Naturellement,
tu seras rétribué, dit-il d'une voix plus faible.
Bien
sûr, approuva chaleureusement madame Zakreys.
Tu
es jeune, mon garçon, tu viens juste de rentrer à
l'Académie des beaux-arts, je ne peux donc pas te rétribuer
comme si tu en sortais.
Adolf pensa avec bonheur que, dans quelques années, il serait
effectivement plus cher. Pour la première fois, il voyait un
intérêt à vieillir.
Donc
tu es jeune. On peut même dire que, d'une certaine
facon. Je prends un risque
en t’employant.
Je vous propose un
marché, l'interrompit Adolf. Nous
fix ons
un prix maintenant.
Si l'enseigne vous plaît, vous la payez.
Si elle ne vous plaît pas, vous ne la payez pas.
Les
petits yeux du boucher se plissèrent. L'artiste parlait un
langage qu'il comprenait.
J 'aime ça, mon
garçon. Alors moi aussi, je te propose quelque chose
d'intéressant : je te paie soit en argent, soit en
marchandise. Dix couronnes en argent, autrement deux saucisses par
jour pendant un an ce qui représente plus que dix
couronnes...
Madame
Zakreys se trémoussa.
Quelle
générosité, Nepomuk.
Naturellement,
madame Zakreys aura sa petite commission puisqu'elle nous a
présentés.
La
logeuse gloussa de plaisir et laissa échapper quelque chose en
tchèque que personne ne comprit, Il sembla clair à
Adolf que la veuve avait des vues sur le puissant boucher.
L'étudiant
était un peu ennuyé par ce marchandage qui ne lui
semblait guère digne de son talent. Midi approchait, La faim
lui creusait acidement l'estomac. Il songea avec délices à
son déjeuner.
Un
an de saucisses ?
Un
an de saucisses ! Tope là mon garçon !
Et
Adolf laissa Nepomuk broyer sa fine main d'artiste dans sa poigne
d'étrangleur d'animaux.
Vers
trois heures, il se rendit rue Barberousse pour honorer sa première
commande. Nepomuk l'accueillit avec de grandes exclamations et de non
moins fortes tapes cordiales sur le dos, comme s'il recevait la
visite de son gendre.
Viens,
j'ai tout préparé.
Il
se traîna jusqu'à l'arrière-boutique marronnasse
Qui sentait la pissotière.
Et
voilà ! dit-il en ouvrant théâtralement les
bras, fier comme un prestidigitateur qui achève un tour et
lance le signal des applaudissements.
Le
spectacle était épouvantable. Nepomuk avait tout
préparé, en effet : sur un trépied il avait posé
la planche de bois vierge qui devait servir d'enseigne et, sur un
établi en face, il avait composé lui-même le
tableau, toutes les spécialités de la maison posées
les unes à côté des autres, têtes de
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