La passagère du France
sa table, mon commandant. Il vient juste d’arriver.
Le commandant poussa un énorme soupir de soulagement. Il en aurait presque eu les larmes aux yeux. Le commissaire disait vrai. Pierre Vercors était bien à la table qui lui avait été attribuée, en uniforme. Il saluait les convives et se penchait vers une jeune femme en robe blanche. Il dut se sentir observé car, juste avant de s’asseoir, il leva la tête et croisa le regard de son commandant. Il esquissa un sourire qui pouvait signifier :
« Excusez-moi, j’ai pris un peu de retard. »
Le commandant hocha la tête, montrant qu’il avait compris. Il se maudissait.
— Bon sang de bon sang ! se disait-il. Mais qu’est-ce que j’ai à toujours douter de Vercors ? Pourquoi me suis-je imaginé qu’il était parti ? C’est fou, quand même, d’avoir des obsessions pareilles !
— On verra plus tard, dit-il au commissaire.
Il n’était plus temps de penser à son officier et au marin qui avait quitté le navire. Jackie Kennedy venait de faire son entrée dans la salle Chambord.
Sophie n’osait y croire, elle était au dîner de prestige et l’officier en personne venait de prendre place à ses côtés. Il venait de déposer un baiser sur sa main. Pas un faux baiser de baisemain qui ne touche pas la peau comme il l’avait fait aux autres femmes. Un vrai baiser. Et, au contact de la douce chaleur de ses lèvres sur sa peau nue, elle avait rougi, et elle sentait encore le rouge d’émotion sur ses joues en feu. On réclama le silence. Le commandant allait faire un discours.
— Mesdames et messieurs, nous sommes réunis ce soir pour fêter l’arrivée de notre plus beau navire sur la terre d’Amérique. C’est un moment très émouvant...
Sophie n’écoutait rien, tout son être était tendu vers l’officier à ses côtés.
— ... en fin de dîner, conclut le commandant, et en hommage aux traditions, nos officiers inviteront la passagère de leur choix pour une valse. Et après, place à la soirée dansante et aux musiques d’aujourd’hui. Du rock, des twists et, bien sûr, des slows.
Sophie n’avait rien retenu du discours excepté cette annonce de la valse. Et dès cet instant elle fut certaine que celle que l’officier inviterait à danser, ce serait elle. Sinon pourquoi lui aurait-il fait ce baiser, à elle et pas aux autres ? Le repas avait commencé et il répondait déjà aux questions que les autres convives s’empressaient de lui poser. On ne dîne pas tous les jours avec un officier du France et pour tous c’était l’occasion d’en savoir davantage sur les coulisses du paquebot. Sophie souriait, faisait comme si elle s’intéressait, mais une seule chose trottait dans sa tête. La valse.
Les slows et le twist, Sophie connaissait, mais la valse, elle n’avait jamais essayé. Une inquiétude la gagna, elle eut peur de s’empêtrer, les pas de la valse étaient très précis et elle n’avait jamais eu l’occasion de la danser. Elle essaya de se remémorer ce qu’elle en connaissait, en vain. Alors elle se dit que l’officier la guiderait, que ça ne devait pas être si terrible que ça et qu’elle n’aurait qu’à suivre.
Les plats se succédaient et l’officier parlait, riait et mangeait avec appétit. La tablée, gagnée par sa convivialité, passa un très agréable dîner. Il semblait particulièrement heureux. Qu’est-ce qui pouvait le rendre si joyeux ? Précédemment, quand Sophie l’avait rencontré, elle avait au contraire ressenti chez lui quelque chose comme une inquiétude, comme s’il avait un secret qui le tourmentait. Et depuis qu’elle l’avait reconnu sur la photographie, ce mystère était encore plus flagrant. Or, là, il semblait déchargé de cette inquiétude. Souriant, il parlait volontiers, et même s’il était dans son rôle d’officier chargé de faire plaisir aux invités, Sophie le sentait différent. Elle en fut d’autant plus troublée que durant tout le repas il l’ignora et s’occupa surtout des autres qui le questionnaient. Il lui sembla même qu’il parlait beaucoup avec Béatrice. Celle-ci était visiblement sous le charme. Elle en redemandait et le relançait quand elle trouvait qu’il s’était un peu trop attardé avec un autre convive. Sophie se consolait en repensant à ce baiser sur sa main et elle se disait que, quand viendrait l’heure de la valse, ce serait son tour. Le dîner touchait à sa fin. Sophie avait à peine goûté aux plats.
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